Philippe Sollers

 

Libe

Libération, Samedi 25 et Dimanche 26 Juillet 2015

 

Julia Kristeva et Philippe Sollers

« Le vrai personnage du couple,

c'est le temps »

 

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Recueilli par Catherine Calvet et Cécile Daumas

Photo Samuel Kirszenbaum

 

 

Il y a cinquante ans, Julia Kristeva et Philippe Sollers ont entamé une conversation qui ne s'est depuis jamais interrompue. Elle est psychanalyste, féministe, lui est écrivain, et tous deux exècrent le mot « couple ». Leur compagnon nage est « un ajustement permanent, amoureux et lucide, nourri de deux libertés réciproques et incomparables », écrivent-ils dans Du mariage considéré comme un des beaux-arts, paru au printemps chez Fayard. À égalité, ils tentent jour après jour de stimuler leur « personnalité créatrice ». Sans jamais abdiquer?

 

Votre première rencontre ?

 

Julia Kristeva: Je suis arrivée de Bulgarie en France à la veille de Noël 1965. Je ne connaissais pas du tout Philippe Sollers. J'ai vu sa photo pour la première fois début 1966, dans la revue communiste Clarté. Il racontait dans une interview comment bouleverser la société en changeant le langage. Ces idées m'étaient familières : elles avaient déjà été développées par les futuristes russes. Puis par les surréalistes. J'en ai parlé autour de moi, et Barthes, dont je suivais le séminaire, m'a conseillé d'aller le rencontrer. Il a très gentiment accepté de me recevoir. Je m'attendais à rencontrer un écrivain comme j'en avais déjà rencontré : rat de bibliothèque, fluet, fragile, un peu balbutiant et inaccessible. Et j'ai eu en face de moi quelqu'un de physique, qui me faisait plutôt penser à un footballeur ! Nous avons parlé de littérature, je venais de découvrir la notion de carnavalesque dans le roman, proposée par le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine dès les années 20. Cela l'a intéressé. Il m'a proposé d'aller prendre un verre et la rencontre intellectuelle a coïncidé avec une grande connivence physique.

 

Et vous, Philippe Sollers, comment avez-vous vécu cet instant?

 

Philippe Sollers: Cette ravissante jeune femme a débarqué dans mon petit bureau de la revue Tel quel. Nous vivions une période très coincée, bloquée, et aujourd'hui, nous vivons l'une des époques les plus réactionnaires qu'ait connues la France ! Notre petite revue d'avant-garde préparait le terrain, celui de l'explosion qui viendrait un peu plus tard, un mouvement prérévolutionnaire, et pas seulement de simples « événements », comme certains le disent. Ceux qui rejoignent alors la revue n'ont pas encore de place ailleurs, tels Barthes, qui n'est pas encore au Collège de France, ou Derrida et Foucault, Lacan, etc. Quand Julia Kristeva arrive, je m'attends à recevoir une universitaire, avec tout ce que la vieille université a de poussiéreux et de déboussolé à l'époque, et qui va me poser des questions attendues. Et pas du tout. Dans un français remarquable, c'est elle qui  va m'apporter des informations considérables venant de l'étranger. C'est elle qui me raconte ce que fut le futurisme russe et comment ce mouvement a été éliminé par le stalinisme. Comment pouvait-elle avoir toutes ces informations?

 

J. K. : Notre rencontre a aussi été facilitée par l'atmosphère effervescente de Mai 1968. Nous avons dû nous marier officiellement, devant un maire, car mon titre de séjour prenait fin et je devenais une sans-papiers. Cette officialisation n'était vécue ni comme une perversion ni comme une révolution, mais comme une évidence. Portée par le mouvement.

 

Pourquoi dites-vous que vous êtes la rencontre de deux étrangetés ?

 

J. K. : Une fille venant de l'Est, avec une éducation communiste et des parents réfractaires et orthodoxes, plus familière de Hegel que de Descartes, avec un type venant de la bourgeoisie bordelaise, avec des parents gaullistes de gauche. Nous étions tous les deux très sensibles à cette étrangeté. Il était à la fois le plus français des écrivains et en même temps très fâché avec la France moisie d'après-guerre, presque dissident, et très avant-gardiste. Et, quoi que l'on puisse dire, plutôt mal à l'aise dans le Landerneau germanopratin.

Moi, j'étais un peu dans un état d'apesanteur à Paris, comme si je ne pouvais ni rester ni partir. Nous étions faits pour nous entendre. Nous avons toujours essayé de garder ce ressenti d'unicité, de singularité. Nous avons chacun nos domaines de recherches, et nous sommes toujours des étrangers. Mais plutôt que de voir cette étrangeté comme une tragédie, nous l'envisageons comme une chance.

 

Ph. S.: Déjà, à son arrivée en France, elle était suspecte aux yeux de l'extrême droite, il y avait des articles où elle était désignée comme espionne, ou tout du moins comme manipulée par le KGB. Le Parti communiste aurait aimé qu'on rejoue l'histoire Aragon-Elsa Triolet. Vous avez plutôt devant vous deux personnes qui discutent depuis des décennies, et ce d'une façon improbable. La conversation a commencé il y a longtemps et a été augmentée par la passion physique. Et cette conversation incessante est de plus en plus riche et intéressante. Elle continue, mais chacun a son lieu de travail. Elle écrit ses livres, elle est psychanalyste et mène une carrière universitaire internationale. Nous avons tous les deux une indépendance financière totale.

 

Pourquoi cette indépendance ?

 

Ph. S. : Cela permet d'éviter toutes les hypocrisies qui peuvent se cacher derrière cette sacralisation du mariage. Nous ne nous sommes servis de l'institution que pour préserver notre intimité et notre liberté. Ce n'était pas un mariage religieux et nous n'avons demandé de permission à personne. Nous ne sommes pas allés consulter la famille. Dans toutes ces histoires de « couplaisons », les gens mentent et la société ment. Et alors on assiste au mariage, au démariage, à la composition, la décomposition, puis la recomposition. L'indépendance financière est capitale, sinon il y a toujours un mensonge, et il y a toujours une victime. C'est ce que racontent les magazines people et les films.

 

Votre travail intellectuel exige-t-il cette indépendance ?

 

Ph. S. : Bien sûr, sinon c'est comme s'il y avait quelqu'un qui lisait par-dessus votre épaule. Ce n'est pas de la liberté.  C'est pour cela qu'il faut deux lieux de travail.

 

J. K. : On peut penser tout le mal du communisme, mais dès la petite enfance, nous étions élevées dans l'idée qu'une femme devait avoir un métier. Je suis arrivée en France avec 5 dollars, donc je ne pouvais pas attendre d'obtenir ma bourse, j'ai tout de suite travaillé à la radio pour des émissions à destination des pays de l'Est. Cela me semblait évident. J'étais étonnée de constater que, dans les familles de mes amies françaises, les femmes avaient rarement une profession. Cela ne correspondait pas à l'idée que je me faisais de la France des Lumières. L'indépendance économique vous protège également quand vous vivez une relation passionnelle. Vous êtes insubmersible.

 

Travaillez-vous ensemble ?

 

J.K.: Nous discutons en permanence et nous nous relisons mutuellement, pas tout bien sûr, mais quand c'est essentiel. Nous ne nous sentons jamais seuls dans notre trajectoire intellectuelle. Les gens qui ne savent plus lire ou mémoriser ne savent plus aimer non plus. Ils n'ont pas impliqué leur histoire et leurs affects dans leur lecture, dans leur manière de penser. Alors que cette réciprocité est la base du lien humain. C'est aussi pour cela que nous voulions évoquer le couple, pas parler de nous, mais décrire ce lien qui peut durer entre un homme et une femme. La véritable relation avec l'autre se construit dans le temps. Le vrai personnage du couple, c'est le temps.

 

Quels sont les grands moments de votre conversation ?

 

Ph. S. : Ceux pendant lesquels nous faisons des livres. Elle, de son côté, avec une puissance de travail phénoménale, car elle fait beaucoup d'autres choses en même temps.

 

J.K.: Comme beaucoup de femmes.

 

Ph.S.: Nous partageons nos préparations de livres, nous échangeons beaucoup sur nos lectures. Mais, surtout, l'actualité nous fournit un intérêt et un fou rire permanent.

 

J.K.: La nuit, quand je ne dors pas, j'écoute France Info. Nous discutons beaucoup d'actualité, de psychanalyse, enfin surtout des nouvelles pathologies, et aussi de religions. Comment le sacré s'infiltre dans nos vies quotidiennes. Nous assistons à cette crise de la religiosité classique (christianisme et judaïsme), beaucoup de jeunes s'engouffrent dans un islam. Nous avons tous les deux des ADN religieux inscrits en nous, ils sont différents, Philippe a grandi dans un catholicisme à la Mauriac, et moi dans un christianisme orthodoxe tempéré par le darwinisme. Ce sont aussi nos histoires, l'actualité nous oblige à les repenser.

 

Ph. S. : Le plus souvent pour rire.

 

J.K.: C'est toujours un peu Jean qui pleure et Jean qui rit. Je suis plutôt Jean qui pleure. Tandis que Philippe qui rit me téléphone souvent, s'inquiète de savoir comment je vais, mais si je lui dis que cela ne va pas, il me répond qu'alors il me rappellera plus tard. Et après il fait aussi vite diversion avec l'actualité, en signalant par exemple un article dans Libé...

 

Ph. S. : La façon de se comporter des hommes politiques depuis une dizaine d'années est totalement hilarante. L'exhibition de leur vie privée est pénible. Mais j'ai un faible pour Hollande en scooter.

 

Quel engagement politique à deux ?

 

J.K.: Comme nous ne sommes membres d'aucun parti, nos contributions sont forcément singulières. Nous n'appartenons pas.

 

Ph. S. : Au-delà de notre étrangeté à tous les deux, nous parvenons aussi à nous retrouver à travers l'enfance. L'enfance est gratuite, elle est imaginative.

 

J. K. : L'enfant est un chercheur en laboratoire. Nous sommes des pervers polymorphes. Il ne s'agit pas de transgression à tout prix, mais de recherche de nouvelles valeurs, la vie curieuse et affranchie!

 

Ph.S.: Baudelaire l'écrivait fort bien: « Le génie, c'est l'enfance retrouvée à volonté. » Ou encore : « Le vert paradis des amours enfantines, les courses, les chansons, les baisers, les bouquets. »

 

L'enfance comme paradis perdu?

 

J. K. et Ph. S. : Non, comme paradis toujours renouvelé.

 

 

 

 

 

 Libération, Samedi 25 et Dimanche 26 Juillet 2015

 

 

  Du mariage considéré comme un des beaux-arts

Du mariage considéré comme un des beaux-arts, Fayard, 13 mai 2015

 

 

 

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