Philippe Sollers

Vérité de Barthes

 



En 1974, Barthes écrivait dans le Monde ce point de vue qui était aussi une confidence biographique : "Le procès que l’on fait périodiquement aux intellectuels est un procès de magie : l’intellectuel est traité comme un sorcier pourrait l’être par une peuplade de marchands, d’hommes d’affaires et de légistes ; il est celui qui dérange des intérêts idéologiques.(...) Un tel procès peut exciter périodiquement la galerie comme tout procès de sorcier ; son risque politique ne doit cependant pas être méconnu : c’est tout simplement le fascisme, qui se donne toujours et partout pour premier objectif de liquider la classe intellectuelle." Le fascisme, qu’il soit gris, noir, marron, brun ou rouge, a donc périodiquement la même couleur blanche de purification psychique. On peut d’ailleurs lui ajouter, pour faire bonne mesure, le vert islamique, comme le prouvent les intellectuels arabes et musulmans condamnés à mort ou assassinés un peu partout dans le monde. Mais s’y ajoute aussi, nous le savons bien, un para-fascisme sournois, tourbillonnant et multicolore de la marchandise (liquidation en douceur par la loi du marché, le Spectacle, la dégradation de l’enseignement). La fin de ce siècle est sévère, mais elle n’a rien d’étonnant pour celui qui, comme Barthes, pense que le fascisme, loin d’être une éruption exceptionnelle, est une maladie endémique. Or l’intellectuel, par expérience, pense ainsi; et déjà, il choque.

Repartons donc de plus loin. En 1957, un auteur à peine connu publie un petit livre drôle et froid, insolite, insolent, corrosif, Mythologies. Son but est de décrire à distance, pour mieux la neutraliser, la comédie sociale. La méthode n’est pas très différente d’un voyage de Gulliver, sauf que les Lilliputiens, ici, sont prisonniers de croyances spontanées et de superstitions qui sont, peut-être, toujours les nôtres. Quoi, pensera-t-on, tout cela est loin, nous avons vécu tant de transformations et de mutations, il est impossible que nous n’ayons pas changé ! Voyons donc quelques exemples concrets.


L’opinion dominante (notamment dans la critique littéraire) : "On connaît la scie : trop d’intelligence nuit, la philosophie est un jargon inutile, il faut réserver la place du sentiment, de l’intuition, de l’innocence, de la simplicité, l’art meurt de trop d’intellectualité, l’intelligence n’est pas une qualité d’artiste, les créateurs puissants sont des empiriques, l’oeuvre d’art échappe au système, en bref la cérébralité est stérile." Le magazine Elle ("véritable trésor mythologique") : "A en croire Elle, qui rassemblait naguère sur une même photographie soixante-dix romancières, la femme de lettres constitue une espèce zoologique remarquable : elle accouche pêle-mêle de romans et d’enfants. On annonce, par exemple : Jacqueline Lenoir (deux filles, un roman) ; Marina Grey (un fils, un roman) ; Nicole Dutreil (deux fils, quatre romans), etc." L’abbé Pierre : "Le mythe de l’abbé Pierre dispose d’un atout précieux : la tête de l’abbé. C’est une belle tête, qui présente tous les signes de l’apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre-ouvrier et la canne du pèlerin. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de la modernité." Le mariage à grand spectacle : "Un grand mariage, il ne faut pas l’oublier, est une opération fructueuse de comptabilité... L’ordre se nourrit sur l’amour, le mensonge, l’exploitation, la cupidité, tout le mal social bourgeois est renfloué par la vérité du couple." Et ainsi de suite, ce qui, on le reconnaîtra, pourrait être daté d’aujourd’hui. Il est question aussi bien du style photographique du studio Harcourt ; de la technique publicitaire de Paris-Match ou de l’Express ; de la sottise de Dieu quand il parle à travers l’évangéliste Billy Graham ; de l’astrologie (qui est "la littérature du monde petit-bourgeois") ; d’une grimace permanente, spécifiquement française, qu’on appelle le poujadisme ; de la représentation idéalisée des hommes politiques. Tout se tient, et nous découvrons que nous vivons dans un ordre qui se dit naturel mais qui, dans chacune de ses parties, est puissamment voulu.


Pas de grands mots, cependant, chez Barthes ; pas d’anathème, de prédication, de dénonciation : toute la force de la démonstration est dans la description apparemment neutre. Il est humiliant, pour une société, d’être ainsi révélée à elle-même, le plus grand affront qu’on puisse lui faire étant de lui communiquer qu’on ne la croit pas. Barthes aura donc, d’emblée, mauvaise réputation, ce que n’arrangera même pas, tardivement, son élection au Collège de France (la contestation de 68 avait fait très peur).


Il faut dire qu’à la fin des années 70, le Marché, impatient de s’étendre, en avait plus qu’assez de ce Sartre hyper-encombrant, de ce Lacan incompréhensible et perturbant, de ce Barthes raisonneur et caustique. Il a donc été soulagé de leur disparition, en même temps qu’il se racontait peu à peu, son vieil ennemi complice stalinien se trouvant de plus en plus jugulé, qu’il était l’incarnation de la fin de l’Histoire. Nous y sommes (mais Mythologies l’annonçait clairement) : "L’Histoire s’évapore ; c’est une sorte de domestique idéale : elle apprête, apporte, dispose ; le maître arrive, elle disparaît silencieusement ; il n’y a plus qu’à jouir sans se demander d’où vient ce bel objet. Ou mieux : il ne peut venir que de l’éternité ; de tout temps, il était fait pour l’homme bourgeois ; de tout temps, l’Espagne du Guide bleu était faite pour le touriste ; de tout temps les "primitifs" ont préparé leurs danses en vue d’une réjouissance exotique."


Barthes expliquait déjà que le mythe de gauche, vaincu d’avance, était pauvre, raide, sans invention, littéral, sec ; que la vie quotidienne lui était inaccessible ("quoi de plus maigre que le mythe stalinien ?") En revanche, disait-il, le Mythe est essentiellement de droite. Il est "bien nourri, luisant, expansif, bavard " (allumez votre télévision). Comme le Marché, le Mythe est partout, il irradie tout, il se parle, à la limite, tout seul dans les têtes. Sa nature est de se croire insituable dans le temps comme dans le discours. C’est donc en toute sincérité qu’il congédie l’Histoire à son profit et qu’il s’imagine être au-dessus des idéologies.


Il est là, maintenant, pour toujours. Son narcissisme est aussi inébranlable qu’exclusif. Il réalise l’apothéose du petit-bourgeois planétaire, dont il ne faudra pas être surpris qu’il soit à nouveau rongé par le racisme : "Le petit-bourgeois est un homme impuissant à imaginer l’autre. Si l’autre se produit à sa vue, le petit-bourgeois s’aveugle, l’ignore ou le transforme en lui-même. "Le petit-bourgeois, et la petite-bourgeoise donc : nous y voici.


Barthes aurait-il eu envie, pour finir, de reprendre ses analyses mythologiques ? Plusieurs indices le laissent penser. Mais en réalité, après le rêve d’une science générale des signes (notamment l’essai très important sur la mode), on sait qu’il déléguait de plus en plus à la littérature le rôle d’une résistance active au mythologique, un pouvoir de contre-pouvoir quasi religieux. En 1979, un an avant sa mort : "Faire un dictionnaire contemporain des intolérances (la littérature, en l’occurrence Voltaire, ne peut être abandonnée tant que subsiste le mal dont elle a porté témoignage)."


Et la même année : "La littérature a sur moi un effet de vérité autrement plus violent que la religion. Je veux dire simplement par là qu’elle est comme la religion." Il faudra donc relire cet immense travail diagonal pour affirmer et faire vivre l’épaisseur et la complexité littéraires. Racine, d’abord (avec comme conséquence une tempête à la Sorbonne). Balzac, plus tard (au grand émoi des paléo-marxistes ou des attardés du Nouveau roman). Mais aussi La Rochefoucauld, La Bruyère, Chateaubriand, Fourier, Michelet, Stendhal, Flaubert, Proust (la fin de sa vie est tournée de plus en plus vers Proust).
C’est là, répète-t-il sans cesse, et non sans une angoisse émouvante, c’est là que se joue la vraie partie de la vérité et de la liberté humaine ; oui, là, dans cette mémoire singulière, imprimée, généreuse, multiple; là et pas ailleurs. D’où cet avertissement, dans un de ses plus beaux livres Sade, Fourier, Loyola (1971) : "La vraie censure, la censure profonde, ne consiste pas à interdire (à couper, à retrancher, à affamer), mais à nourrir indûment, à maintenir, à retenir, à étouffer, à engluer." Cette proposition, plus que jamais, est carrément subversive, car elle déplace, stratégiquement, les enjeux d’un combat séculaire à propos duquel nous répétons trop souvent des clichés prévus par les formes nouvelles de domination. Ainsi, dans cette magistrale appréciation de Sade : "La subversion la plus profonde (la contre-censure) ne consiste pas forcément à dire ce qui choque l’opinion, la morale, la loi, la police, mais à inventer un discours paradoxal. L’invention (et non la provocation) est un acte révolutionnaire : celui-ci ne peut s’accomplir que dans la fondation d’une nouvelle langue. La grandeur de Sade n’est pas d’avoir célébré le crime, la perversion, ni d’avoir employé pour cette célébration un langage radical; c’est d’avoir inventé un discours immense, fondé sur ses propres répétitions (et non sur celles des autres), monnayé en détail, surprises, voyages, mesures, portraits, configurations, noms propres, etc., bref, la contre-censure, ce fut, à partir de l’interdit, de faire du romanesque." Sade, Proust : deux continents qui échappent à l’aménagement de la surveillance. Sade : "Le couple qu’il forme avec ses persécuteurs est esthétique : c’est le spectacle malicieux d’un animal vif, élégant, à la fois obsédé et inventif, mobile et tenace, qui s’évade sans cesse et sans cesse revient au même point de son espace, cependant que de grands mannequins raides, peureux, pompeux, essayent tout simplement de le contenir."

Le sage M. Claude Mauriac, dans son précieux Journal Le Temps immobile, nous raconte qu’en 1972 il se trouve quelque part en Angleterre, pour un colloque, avec Mme Hélène Cixous. Celle-ci qui, à l’époque, s’occupe activement de la normalisation de l’Université, exprime devant lui des jugements abrupts sur les uns et les autres. M. Claude Mauriac lui fait remarquer (peut-être avec gourmandise ?) qu’on " ne parle plus beaucoup de Barthes." A quoi Mme Hélène Cixous répond doctement : "Il a été important comme médiateur. Il n’a jamais rien inventé, il a fait connaître les théories des philosophes d’aujourd’hui. On n’a plus besoin de sa médiation." Ce "on" est superbe, et mériterait une mythologie. Mais ce "on" n’est pas le nôtre, on s’en doute. Pour nous, Barthes est celui qui a écrit : "La littérature est devenue un état difficile, étroit, mortel. Ce ne sont plus ses ornements qu’elle défend, c’est sa peau."


Philippe Sollers

Le Monde du 16 juillet 1993

Home | News |Texts| Bibliography |