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Une vie divine 

 

Une vie divine

 

Le vent, toujours le vent, depuis une semaine, l'assommant et violent vent du nord venant de là-haut. On est en bas, nous, dans l'intervalle, au large. On est bloqués, on attend. On a beau avoir vécu ça des centaines de fois, c'est chaque fois nouveau, la torpeur, l'ennui, les petits gestes. On se lève, on marche, on respire, on parle, mais en réalité on rampe dedans. Désarroi, fatigue, temps qui ne passe pas, aiguille. Le passé est désenchanté, le présent nul, l'avenir absurde. On se couche et on reste éveillés, on mange et on boit trop, on titube, on dort debout. On n'est pas malade, on est la maladie elle-même. Pas de désirs, pas de couleurs, pas de répit, pas de vrais mots.

 

 Un pas après l'autre. Arrêt. Encore un pas, jambe gauche. Équilibre, jambe droite, et encore un pas. J'y suis, je n'y suis pas. Pas besoin de pensée pour y être.

 

 Le vent empêche de penser, c'est l'ennemi du cerveau, son lavage à sec. Plein vent, tête vide. Un oiseau doit savoir ça, mais, lui, ça ne le dérange pas. Moi, si. Je voudrais bien retrouver ma place en ce monde. J'en avais une, je l'ai perdue, il ne faut pas ébruiter l'accident. Rester libre, surtout. Mais libre pour quoi? Ici, rien ne vient, rien ne se présente. Le vent continue de souffler, et je suis aussi sensible qu'un gros galet sur la plage. Je le ramasse, je le jette, je le reprends. Il est blanc-jaune strié de bleu, combien de milliers d'années de polissage? Bousculé, roulé, charrié, échoué, repris, retourné... Absolument indiffèrent à la marée comme aux vagues. Aussi refermé qu'une mâchoire ou une dent.

 

 Je rentre dans la maison, je ressortirai demain. Toujours le vent, comme une tempête du temps lui-même. L'eau écume, les portes et les volets grincent, les rafales de pluie se succèdent. Ludi ne dit rien, on n'a pas échangé dix phrases en deux jours. Elle téléphone de temps en temps, moi non. Qu'ils aillent tous et toutes au diable, que le néant les emporte. Que dire quand il n'y a plus rien à dire, ni personne pour écouter ce rien ? Du vent.

 

 Ludi, tout à coup :

      Et le cahier?

      En haut, dans le tiroir du bureau, à droite.

Je me suis entendu répondre ça, un réflexe. En réalité, je ne pensais plus du tout à ce cahier d'il y a dix ans, des notes sur mes expériences. Je voulais l'oublier ? Sans doute. Ludi, elle, s'en souvient. Récupération de sa vie? Nouveau jugement sur moi? Détails? Valeurs d'époque ? Il faut avouer que, comparée à la dépression ambiante, la vie d'autrefois paraît légendaire, himalayesque, indienne, amazonienne, africaine. Oui, va chercher le cahier, Ludi, qu'on revive et qu'on s'émerveille. Qu'on s'étonne, surtout, d'avoir fait tout ça et tout ça, les dépenses, les conneries, les jeux, les coups de folie, les nuits. Je veux te voir lire, rire, hocher la tête, presque pleurer. Porter le doigt à ta tempe, toc, toc, araignée au plafond, quels cons. T'arrêter, là, revenir en arrière, commencer à rêver. Prouver que les mots sont plus forts que toutes les situations, même les plus désespérées, les plus plates. Allez, viens, on va calmer ce vent, comme l'Autre, une fois, endormi dans la barque. Qu'est-ce qu'il y a ? De quoi avez-vous peur ? Regardez, un geste suffit, sorti d'un sommeil profond. Et si ça ne vous suffit pas, je vais faire un petit tour sur les eaux, là, pieds nus sur le lac complice. Ça vous épate, pas vrai, singes de peu de foi? Vas-y, Ludi, dans ma chambre, le troisième tiroir à droite, couverture noire, dix ans d'encre. Qui sait, je reprendrai peut-être goût au papier, aux longues soirées sous la lampe, aux petits matins bleus, là-bas, sur le ponton, café sur café, eau fraîche, moineaux picorant le sucre jusque sur ma table, clapotis de l'eau, des bateaux. Ça y est, je sens que ça me reprend, frisson de moelle épinière, miracle.

 

Philippe Sollers, Une vie divine, Gallimard, Folio n°4533