Philippe Sollers

 

Un certain Shakespeare

 

  Shakespeare

 

Qui était réellement Shakespeare ? La question hante tout le monde depuis longtemps et les hypothèses fourmillent. Était-ce lui ? Quelqu'un d'autre ? Est-il possible qu'un simple acteur ait créé autant de chefs-d'œuvre en si peu de temps ? On sait très peu de choses sur lui : pas de manuscrits, pas de lettres, quelques documents, rien sur sa bibliothèque (alors qu'il est d'une érudition étourdissante). L'énigme absolue.

 

Voici enfin une biographie fouillée et précise [1] de la part d'un spécialiste qui s'était déjà fait connaître par le récit passionnant de la découverte du manuscrit révolutionnaire du De rerum natura de Lucrèce, dans un monastère, en 1417. Dans l'infernale publicité généralisée, les cas difficiles sont désormais d'un intérêt majeur. Écoutez ça : « À la fin des années 1580, un jeune homme originaire d'un petit bourg de province, sans fortune, ni relations familiales, ni éducation universitaire, arrive à Londres. En l'espace de quelques années seulement, il y devient le plus grand dramaturge de son temps, voire de tous les temps. »

 

Il se passe de drôles de choses en Angleterre, à cette époque. Luttes féroces entre protestants et catholiques, supplices et décapitations en public, têtes exhibées au bout de piques sur le pont de Londres, complots, diatribes échevelées, sermons puritains, bordels. Le jeune William est le fils d'un tanneur, fabricant de gants, devenu notable, qui sera inquiété pour usure. Est-il protestant (nouvelle religion inquisitoriale) ou catholique (vieille tradition) ? Peut-être les deux, avec une « double conscience ». Quoi qu'il en soit, ce jeune homme surdoué semble pratiquer très tôt la devise célèbre de Joyce, « le silence, l'exil, la ruse ». Il est très dissimulé, possède une mémoire infaillible des moindres situations, voit tout, entend tout, le monde est pour lui un théâtre et il peut jouer tous les rôles. Il rêve d'aristocratie, mais son père est ruiné, il doit se débrouiller seul. Est-il recruté très tôt, dans le Lancashire resté catholique, par des nobles amateurs de comédiens et plus ou moins protecteurs de missionnaires jésuites clandestins, bientôt arrêtés, torturés et exécutés ? C'est probable. On se doute que ce débutant n'a aucune vocation pour le martyre. Que faire ? Revenir et végéter dans son village de Stratford ? Devenir homme de loi ou pasteur ? Non, acteur, rien qu'acteur, corps virtuose de la lumière et de l'ombre.

 

Tiens, le voilà marié, à 18 ans, avec une femme de 26 ans, déjà enceinte de lui. Une fille, Susanna, à qui il léguera plus tard tous ses biens, et des jumeaux, Judith et Hamnet (tout indique que la mort de son fils à 11 ans sera le grand choc de sa vie, et la source du très étrange « Hamlet »). Est-il inquiété par la police protestante ? En tout cas, il quitte femme et enfants, et se jette dans la fournaise de Londres.

 

Au début, il est méprisé par les poètes locaux, parce qu'il n'est pas allé à l'université (Oxford). Il a tout de suite un rival génial de son âge, Marlowe, mais, prudent, il ne partage pas la vie de débauche de ses amis. Il sait tout faire, William : des drames historiques, des comédies, des tragédies. C'est surtout un grand poète, comme le prouvent supérieurement ses Sonnets. Dès Roméo et Juliette, il s'impose, mais devient en même temps homme d'affaires dans l'aventure du Théâtre du Globe. Le théâtre, à l'époque, ne va pas de soi : il est confiné près des lieux mal famés, auxquels les puritains le comparent. Shakespeare monte en scène, mais il contrôle les coulisses. Il est protégé par de jeunes aristocrates qui préfèrent s'encanailler que se marier. Le comte de Southampton est le dédicataire secret des Sonnets, mais aussi, ouvertement, de Vénus et Adonis et du Viol de Lucrèce. Poésie amoureuse? Et comment : « C'est en toi, en ton miroir, que ta mère retrouve/Le ravissant avril de son propre printemps. » Il n'y a pas que le comte de Southampton, mais aussi le comte de Pembroke, sans oublier la « dame brune » qui est peut-être une prostituée, du nom de Lucy Negro. À force de jouer avec des garçons déguisés en femmes (les femmes sont interdites sur scène), le vertige des identités est partout. L'amour, peut-être, mais surtout la folie et la mort. Shakespeare est fou, mais un fou qui comprend la folie comme personne (Othello, le Roi Lear, Macbeth). Il crée des sorcières, des spectres, des passions torrides et mortelles (Antoine et Cléopâtre), il rythme tout avec son blank verse (vers de dix pieds non rimé, par rapport auquel l'alexandrin français paraît le plus souvent dormir), percute ses dialogues comme des flèches. Il est l'inventeur du monologue métaphysique (Hamlet) qui prouve que la littérature pense plus que la religion et la philosophie. Dante écrase l'italien, Shakespeare, l'anglais.

 

Bref, c'est un magicien de la présence totale, qui fait de sa dernière œuvre extraordinaire,  La Tempête (1611), un testament spirituel inouï. La vie est une île de rêve, la vérité est dans l'illusion magique, mais il faut se résoudre à abjurer cet art. Prospero et sa fille, Miranda, sont représentés, dans l'existence courante, par l'amour de Will pour sa fille Susanna (elle a vingt ans de moins que lui), à qui il transmet, pour finir, sa très confortable fortune gagnée par lui seul. Avec une désinvolture surprenante, il ne lègue à sa femme, Anne, que « son second meilleur lit». Il est revenu dans son village pour mourir, achète encore des terres, et sera enterré, comme un gentleman, dans l'église de la Sainte-Trinité, à Stratford.

 

On ne sait rien des derniers instants de ce génie fabuleux. Un tombeau lui sera édifié plus tard dans l'église, avec statue assez moche de notable, la plume à la main. N'importe : quelle revanche sur son enfance ! « Je ne suis plus, mais je suis », semble-t-il dire. La légende commence à peine. On a du mal à croire qu'il a disparu physiquement à l'âge de 52 ans.

 

PHILIPPE SOLLERS

 

Le Nouvel Observateur du 2 octobre 2014, N° 2604

 



[1] Stephen Greenblatt, Will le magnifique, traduit de l'anglais par Marie-Anne de Béru, Flammarion, 2014.

 

 

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