Philippe Sollers

 

Philippe Sollers - Sade

  Peu d'esprits sont assez libres pour accepter de savoir qu'une nouvelle religion, en cours de réalisation mondiale, a été fondée en France pendant la Terreur: celle de l'Être Suprême. Son désir de mort, son mauvais goût, sa manie du spectacle, son comique involontaire, son moralisme accablant, ses pratiques masquées, son clergé somnambulique des deux sexes, ses rituels corrupteurs marchands, ses crimes mécaniques n'ont eu, jusqu'à ce jour, qu'un analyste informé et lucide : Sade. En voici la preuve.

Ph. S.

 

 

   

Sade contre l'Être Suprême

précédé de Sade dans le Temps

   

Le passé m'encourage, le présent m'électrise, je crains peu l'avenir ; j'espère donc que le reste de ma vie surpassera encore les égarements de ma jeunesse. La nature n'a créé les hommes que pour qu'ils s'amusent de tout sur la terre, c'est sa plus chère loi, ce sera toujours celle de mon cœur.

 

                    Juliette, à la fin

                    d'Histoire de Juliette

                   ou Les Prospérités du vice.

 

   Le passé radieux a fait des promesses brillantes à l'avenir : il les tiendra.

                     Lautréamont

 

 

 

   Le raz de marée de liberté du dix-huitième siècle a engendré Sade ; le dix-neuvième a travaillé à l'ignorer ou à le censurer ; le vingtième s'est chargé de le démontrer, de façon hurlante, par la négative ; le vingt et unième devra le considérer dans son évidence. Un, deux, trois, quatre : cela, ou rien. Ou plutôt : cela, ou la résignation au mensonge de l'insignifiance.

 

   Sade et la vérité, une autre vérité, tel est l'enjeu, et il est historique, ce qu'on peut trouver étrange s'agissant, en somme, de romans. Mais si, comme je le crois, Sade se révèle peu à peu comme un des plus grands romanciers de tous les temps, quel intérêt avons-nous à ne pas vouloir le savoir ?

 

   J'ouvre le dictionnaire, je lis : « SADE : son œuvre, qui est à la fois la théorie et l'illustration du sadisme, forme le double pathologique des philosophies naturalistes et libérales du siècle des Lumières. » Le sadisme, on s'en souvient, est cette perversion, hélas trop répandue, consistant à tirer du plaisir de la souffrance de l'autre, autrement dit (le dictionnaire a lu Freud) « à se débarrasser de la pulsion de mort sur un objet extérieur ». Précision organique : chez l'être humain promis, en grandissant, à d'autres exploits, la phase sadique-anale se produit entre deux et quatre ans. Le sadisme, d'ailleurs, peut paradoxalement se retourner contre soi-même : on l'appellera alors masochisme, et nous obtenons bientôt le couple célèbre, dit sado-masochiste, dans lequel le marquis de Sade se retrouve marié malgré lui avec un médiocre écrivain du dix-neuvième siècle qu'il aurait, s'il avait pu le lire, profondément méprisé.

 

   La boucle est ainsi bouclée : les livres de Sade sont l'illustration d'une maladie infantile et ne peuvent prétendre ni à la dimension des Lumières ni à celle de la vraie Littérature. Cette pathologie de la vision naturaliste et libérale s'explique en termes d'évolution pulsionnelle. C'est un fait d'expérience : les enfants entre deux et quatre ans sont particulièrement réfractaires aux Droits de l'Homme, et écrivent en cachette, avant de savoir lire, du Sade à tour de bras. Telle est leur période d'invention qu'on aura soin de leur faire oublier par la suite. Quant à l'auteur et au romancier Sade, après l'avoir assimilé au Diable lui-même, il n'y a plus qu'à le décréter illisible, répétitif, monotone, ennuyeux, dégoûtant, absurde. On peut, dès lors, avec combien de précautions et d'hésitations, le publier sans danger. L'adulte pédophile mondial a maintenant ses convictions solides : la famille universelle, la science, le progrès, le sport, la sécurité, les charniers vite recouverts, la routine de la corruption, la justice sans fin différée, le néant souriant, la publicité humaniste, la reproduction contrôlée par ordinateur, les épidémies ravageantes, le terrorisme, le syncrétisme religieux, l'exploration génétique. Le roman de l'époque sera donc policier: blanc et noir, intégration édifiante du noir, pornographie et violence éducatives, cinéma se filmant tout seul, justification mécanisée des souffrances : la solution est trouvée.

 

   Sade peut même devenir (pas trop souvent, entendons-nous) un sujet de thèse universitaire. Il faut alors montrer qu'on a surtout lu les analyses dont il a été l'objet, Blanchot, Bataille, Klossowski, Lacan, Barthes, Foucault, et la suite. On a beaucoup écrit sur Sade, brillamment, savamment, utilement. On peut suivre ainsi les métamorphoses d'une substance décidément très mobile. Sade est un théologien négatif, un philosophe scélérat, un martyr du scandale absolu, un masochiste masqué, un chrétien à peine déguisé, un fervent révolutionnaire, un Kant à l'envers (un peu brouillon et manquant d'humour), un flux ténébreux se jetant dans la pureté définitive du silence puisque l'écriture, comme chacun sait, ne peut viser que sa propre disparition, un sondeur d'abîme, un structuraliste sauvage, un surréaliste de choc. Et pourquoi pas, finalement, un spécialiste du non-sens ? C'est en tout cas ce que m'annonce récemment une très sérieuse revue universitaire américaine où je lis que « cette perte du sens, cet asservissement du réfèrent au signe, procède également, et surtout, de l'usage de la description détaillée avec tant de minutie que l'excès de précision en vient très vite à étouffer la libre circulation de l'intelligence ». Attention, l'auteur de l'article s'apprête à faire une citation de Sade, inutile de dire qu'on l'attend comme une bouffée d'air frais, mais il tient à nous prévenir qu'il est « difficile de s'y retrouver dans les arcanes de ces détails dont l'accumulation supprime tout recul indispensable à une lecture active».

   Voici :

 

   « On lui donne du relâche pour la mieux faire souffrir, puis on reprend l'opération, et, cette fois on lui égratigne les nerfs avec un canif, à mesure qu'on les allonge. Cela fait, on lui fait un trou au gosier, par lequel on ramène et fait passer sa langue ; on lui brûle à petit feu le téton qui lui reste, puis on lui enfonce dans le con une main armée d'un scalpel, avec lequel on brise la cloison qui sépare l'anus du vagin ; on quitte le scalpel, on renfonce la main, on va chercher dans ses entrailles et la force à chier par le con ; ensuite, par la même ouverture, on va lui fendre le sac de l'estomac. Puis l'on revient au visage : lui coupe les oreilles, on lui brûle l'intérieur du nez, on lui éteint les yeux en laissant distiller de la cire d'Espagne brûlante dedans, on lui cerne le crâne, on la pend par les cheveux en lui attachant des pierres aux pieds, pour qu'elle tombe et que le crâne s'arrache. »

 

   Ici, le doute surgit, et l'on se dit que l'excellent universitaire en question est en réalité un humoriste froid qui a voulu porter ces lignes à la connaissance hallucinée, furieuse et troublée du lobby féministe de son campus. D'autant qu'il insiste :

 

   « Il coupe les quatre membres d'un jeune garçon, encule le tronc, le nourrit bien, et le laisse vivre ainsi ; or, comme les membres ne sont pas coupés trop près du tronc, il vit longtemps. Il l'encule plus d'un an ainsi [...]. Il aimait à foutre des bouches et des culs fort jeunes : il perfectionne en arrachant le cœur d'une fille toute vivante ; il y fait un trou, fout ce trou tout chaud, remet le cœur à sa place avec son foutre dedans ; on recoud la plaie [...]. »

 

   Allons, c'est clair : il s'agit, entre les lignes, d'une idylle érotique torride entre un petit malin et sa remarquable collègue dont je lis, un peu plus loin, dans la même revue, la contribution subtile, pointue, grammatologique, sur Dante. Nous assistons ainsi, aux États-Unis, sous prétexte d'analyse scientifique ou philosophique, à un nouveau mode indirect de communication, politiquement irréprochable, à un trafic de fantasmes inavouables sous le manteau de la « perte du sens ».

 

   Que notre projet soit clair, en tout cas : nous ne souhaitons pas autre chose que l'accélération de ce sympathique courant clandestin. Oui, nous ne demandons qu'à renforcer, en quelque sorte, ce chuchotement en faveur de Sade.

 

(…)

Philippe Sollers

Sade contre l'Être Suprême précédé de Sade dans le Temps, Gallimard, collection Folio (N° 5841). Réédition 2014

 

 

Philippe Sollers - Sade

 

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