Philippe Sollers

 

Roland Barthes - Sollers écrivain

Réédition Points Essais, Seuil, 08/10/2015

SOLLERS ÉCRIVAIN

Roland Barthes

 

 

 

L’oscillation*

(1978)

 

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  Kafka disait à Janouch : « Je n’ai rien de définitif. » Ce mot d’un écrivain nous renvoie à deux conduites, deux thèmes, deux discours : l’Hésitation, dont je viens de parler, et l’Oscillation, dont je vais parler.

  Bien que je ne veuille pas traiter à fond de ce « cas », parce qu’il s’agit d’un ami proche, de quelqu’un que j’aime, estime et admire, et aussi parce qu’il s’agit d’un problème « chaud », de ce qu’on pourrait appeler « une image en action », je crois devoir dire un mot de Sollers :   demander qu’on l’interprète selon la perspective d’une pensée sérieuse, et non à coup d’humeurs et d’agacements. Cette pensée sérieuse est précisément celle de l’Oscillation. Sollers, en effet,  semble donner le spectacle de palinodies brusques, qu’il n’explique jamais, produisant ainsi une sorte de « brouillage » qui déconcerte et irrite l’opinion intellectuelle. Qu’est-ce que cela veut dire ?

  Je voudrais faire ici deux remarques.

  La première est que, par ses « oscillations », il est évident que Sollers remet en question le rôle traditionnel de l’intellectuel (je dis bien « rôle », et non « fonction »). Depuis qu’il existe comme figure sociale, et plus précisément depuis l’affaire Dreyfus), l’intellectuel est une sorte de Procureur Noble des Causes Justes. Bien sûr, ce n’est pas la nécessité de son action qu’il s’agit de contester ; c’est la consistance d’une figure de la Bonne Conscience, c’est un drapé qu’il s’agit de déranger. Or Sollers, de toute évidence, pratique une « écriture de vie », et introduit dans cette écriture, pour reprendre un concept de Bakhtine, une dimension carnavalesque ; il nous suggère que nous entrons dans une phase de déconstruction, non de l’action de l’intellectuel, mais de sa « mission ».  Cette déconstruction peut prendre la forme d’un retrait, mais aussi d’un brouillage, d’une série d’affirmations décentrées. Sollers ne ferait en somme qu’accomplir un mot du Quotidien du peuple de Pékin (1973), donné en exergue à un numéro de Tel Quel : « Nous avons besoin de têtes brûlées, pas de moutons. » La secousse imprimée volontairement à l’unité du discours intellectuel est donnée à travers une série de « happenings », destinés à troubler le sur-moi de l’intellectuel comme figure de la Fidélité, du Bien moral – au prix, évidemment, d’une extrême solitude ; car le « happening » n’est pas reçu dans cette pratique que je voudrais voir un jour analysée dans une étude qui pourrait s’appeler « Éthologie des intellectuels ».

  La seconde remarque, c’est qu’à travers une musique comme effrénée de l’Oscillation, il y a chez Sollers, j’en suis persuadé, un thème fixe : l’écriture, la dévotion à l’écriture. Ce qui et nouveau ici, c’est que cette soumission inflexible à la pratique d’écriture (quelques pages de Paradis tous les matins) ne passe plus par une théorie de l’Art pour l’Art, ni non plus par celle d’un engagement mesuré et ordonné (des romans, des poèmes d’un côté, des signatures de l’autre) ; elle semble passer par une sorte d’affolement radical du sujet, sa compromission multipliée, incessante et comme infatigable. On assiste à un combat fou entre l’ « inconclusion » des attitudes, outrées, sans doute, mais dont la succession est toujours ouverte (« Je n’ai rien de définitif ») et  le poids de l’Image, qui tend invinciblement à se solidifier ; car le destin de l’Image, c’est l’immobilité. S’attaquer à cette immobilité, à cette mortification de l’Image, comme le fait Sollers, c’est une action dangereuse, extrême, dont l’extrémité ne serait pas sans rappeler les gestes, incompréhensibles pour le sens courant, de certains mystiques : El Hallâj.

  L’intelligentsia oppose une résistance très forte  à l’Oscillation, alors qu’elle admet très bien l’Hésitation. L’Hésitation gidienne, par exemple, a été très bien tolérée, parce que l’image reste stable : Gide produisait, si l’on peut dire, l’image stable du mouvant. Sollers au contraire veut empêcher l’image de prendre. En somme, tout se joue, non au niveau des contenus, des opinions, mais au niveau des images : c’est l’image que la communauté veut toujours sauver (quelle qu’elle soit), car c’est l’image qui est sa nourriture vitale, et cela de plus en plus : sur-développée, la société moderne ne se nourrit plus de croyances (comme autrefois), mais d’images. Le scandale sollersien vient de ce que Sollers s’attaque à l’Image, semble vouloir empêcher à l’avance la formation et la stabilisation de toute Image ;  il rejette la dernière image possible : celle de : « celui-qui-essaye-des-directions-différentes-avant-de-trouver-sa-voie-définitive » (mythe noble du cheminement, de l’initiation : « après bien des errements, mes yeux se sont ouverts ») : il devient, comme on le dit, « indéfendable ».

 

 

* Cours sur le Neutre, Collège de France, 6 mai 1978

 

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