Philippe Sollers
Juste Orwell

Picasso Guerre 1951

Picasso, Guerre, 1951

Tout revient peut-être à une question très simple, mais essentielle : acceptez-vous les assassinats ? C'est la position de George Orwell, après sa guerre d'Espagne, devant la démission presque générale des intellectuels face au totalitarisme. Il a vu, il a compris, il est revenu, il va passer son temps à essayer de réveiller des somnambules serviles. Il y a ceux qui acceptent très bien les assassinats, et même qui en redemandent, ceux qui regardent ailleurs lorsqu'on leur en parle, ceux, enfin, «qui s'arrangent toujours pour ne pas être là quand on appuie sur la détente».


«J'ai vu des hommes assassinés. Pour moi, l'assassinat doit être évité. C'est aussi l'opinion des gens ordinaires. Les Hitler et les Staline trouvent l'assassinat nécessaire, mais ils ne se glorifient pas de leur cruauté et ne disent pas «assassiner», mais «liquider», «éliminer», ou tout autre euphémisme.»


Ce qui se passe est très nouveau et peut durer beaucoup plus longtemps que prévu. Orwell est le premier à comprendre que le fascisme n'est pas, comme toute la gauche le répète à l'époque, un cancer du capitalisme avancé, mais une sinistre perversion du socialisme. Le pacte stalino-nazi lui donne, sur ce point, tellement raison que nous pouvons aujourd'hui nous étonner encore de sa solitude. Simon Leys a bien décrit comment l'auteur de «la Ferme des animaux» et de «1984» en est venu à éprouver une véritable horreur de la politique : «Ce que j'ai vu en Espagne, et ce que j'ai connu depuis du fonctionnement des partis de gauche, m'a fait prendre la politique en horreur.» L'opinion courante est de croire qu'Orwell était finalement un pur et simple anticommuniste. Mais pas du tout : son expérience auprès du prolétariat anglais, c'est-à-dire au contact de ce qu'il appelle «la décence», devrait nous ouvrir les yeux. L'année 1984 est derrière nous, le règne total de Big Brother ne s'est pas réalisé, mais qui sait ? Il est peut-être à l'oeuvre sous une autre forme. Orwell a été, et est resté de gauche, et c'est ce qui le rend irrécupérable. Il agaçait ses amis, par exemple Cyril Connolly : «Il ne pouvait pas se moucher sans moraliser sur les conditions de travail dans l'industrie des mouchoirs.» On ne pense pas assez à l'industrie des mouchoirs.

On n'est de gauche que si on critique sans cesse le langage de la gauche. Le langage, tout est là, et c'est la grande obsession d'Orwell, qui ne se réduit pas à la novlangue de «1984». La littérature se trouve en première ligne, elle sent juste, elle perçoit le but incessant du pouvoir : mécaniser l'expression, remodeler le passé, détruire la pensée, qui en elle-même est un «crime». «Vous croyez que notre travail est d'inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots.» L'écrivain est la bête noire du totalitarisme ouvert ou larvé. Il a trop de mots à sa disposition, trop de points de vue différents, trop de nuances, il va commettre le «crime de pensée», c'est sûr. Orwell donne l'exemple suivant : un écrivain talentueux peut être un ennemi politique, on peut être autorisé, et encore, à le traiter comme tel. En revanche, «le péché mortel est de dire que, comme il est un ennemi politique, c'est un mauvais écrivain». Et d'ajouter : «Si quelqu'un me dit que la chose n'arrive jamais, je lui réponds simplement : Consultez les pages littéraires de la presse de gauche.» Cela vaut évidemment pour la presse «de droite», mais on voit qu'Orwell pense que cela ne devrait pas être le cas du côté de ses sympathies. Autre exemple : il écrit un jour une chronique sur les fleurs et, dans la chronique suivante, explique qu'il ne reviendra pas sur ce sujet, parce qu'une dame indignée a écrit au directeur de la publication pour lui dire que les fleurs étaient «bourgeoises». On croit rêver.

Staline, assassin de la gauche ? Mais oui, et ce meurtre médité et prémédité, plus ou moins accepté, puis refoulé, dans le monde entier, n'a pas fini de hanter l'histoire. Le premier titre envisagé par Orwell pour «1984» était «le Dernier Homme en Europe». Inutile de dire que, mort en 1950, il détestait Sartre, qui en était encore, en 1954, à affirmer que la liberté de critique était totale en URSS. Pourquoi cette ruée des intellectuels ou des artistes vers le totalitarisme ? Orwell l'explique très bien par un désir de revanche sur la société qui ne les reconnaît pas au même titre que les «managers», classe qui rejoint naturellement, et sans états d'âme, les dictatures. Comme l'écrit Jean-Claude Michéa dans son excellent essai, «le désir d'être libre ne procède pas de l'insatisfaction ou du ressentiment, mais d'abord de la capacité d'affirmer et d'aimer, c'est-à-dire de s'attacher à des êtres, à des lieux, à des objets, à des manières de vivre».

Orwell, cet anarchiste conservateur, souligne à quel point la haine du passé, dont on souhaite la destruction ou la table rase, accompagne toutes les passions négatives et, au fond, puritaines de la volonté de pouvoir : contrôle, domination, humiliation, désir de faire souffrir, etc. Le règne implacable de Big Brother, dit-il, peut triompher n'importe où, et pas nécessairement de façon brutale. Ce qu'il appelle l'«egovie» (ownlife) est considéré par la novlangue comme individualisme, excentricité. L'assujettissement du langage n'est pas seulement la langue de bois idéologique ou politique, mais une sorte de mort généralisée : «Les bruits appropriés sortent du larynx, mais le cerveau n'est pas impliqué comme il le serait s'il devait lui-même choisir les mots.» Ca parle, ça ne s'entend pas parler, et d'ailleurs presque plus personne n'écoute. On en arrive, comme ces jours-ci, à une indécence extraordinaire, qui s'étale à chaque instant partout dans le meilleur des mondes financiers.


Au pays de l'indécence extraordinaire, les qualités mal notées sont donc l'amour, l'amitié, la joie de vivre, le rire, la curiosité, le courage, l'intégrité. «L'homme d'aujourd'hui ressemble assez à une guêpe coupée en deux qui continuerait à se gaver de confiture en faisant comme si la perte de son abdomen n'avait aucune espèce d'importance.» L'impressionnante biographie de Bernard Crick montre à quel point Orwell était attentif à la moindre proximité, aux choses les plus simples, celles qui, précisément, sont le plus menacées. Rien de religieux chez lui (bien qu'il ait tenu à un enterrement anglican). Il sait que vient un temps antinaturel où tout ce qui est ancien et, en somme, tout ce qui est beau va devenir extraordinairement suspect. Il ne prophétise pas, il avertit. Il n'est pas désespéré, il a confiance. Les hommes sont capables du pire, mais aussi du meilleur. Son grand livre est une satire, dit-il, une sorte d'exorcisme. Il reproche à Swift sa négativité radicale, mais comment vivre dans une société où «la nouvelle aristocratie est composée pour la plus grande part de bureaucrates, de savants, de techniciens, de leaders syndicaux, d'experts en publicités, de sociologues, d'enseignants et de politiciens professionnels» ? Il faut écouter Orwell dans ses bouleversants carnets d'hôpital. Après tout, il est mort à 47 ans, comme Camus, et il aurait eu beaucoup d'autres choses à nous dire.

 

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur

«George Orwell, une vie», par Bernard Crick, Climats, 720 p., 26 euros. «Orwell, anarchiste tory», par Jean-Claude Michéa, Climats, 180 p., 16 euros. A paraître le 29 septembre : «A ma guise. Chroniques 1943-1947», par George Orwell, Agone, 288 p., 26 euros.
 
George Orwell
Né au Bengale en 1903, mort à Londres en 1950, Eric Arthur Blair, alias George Orwell, a publié notamment «la Ferme des animaux» (1945) et «1984» (1949), dans lequel il invente le concept de Big Brother.

 

 

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