PHILIPPE SOLLERS

Le Journal du mois

 

 

Le film Sarkozy

Je n’arrive pas à croire au vrai divorce de Cécilia et Nicolas Sarkozy. C’est un film, encore un, mené de main de maître, avec les rebondissements, le suspense, les surprises qu’il faut. Je suis prêt à parier qu’en 2011, le 14 juillet, une garden-party d’enfer aura lieu à l’Elysée, avec tous les personnages réunis dans une réconciliation générale. Entre-temps, il y aura peut-être eu des remariages, des enfants nouveaux, des péripéties, mais je vois la fête d’ici: tout le monde est rayonnant, une réélection s’impose l’année suivante. Ségolène et Hollande sont là, eux aussi, faisant bonne figure. Qu’importe les familles décomposées, recomposées, redécomposées, rerecomposées, c’est la vie, c’est l’ouverture, une leçon d’humanité pour tous. Un Président apaisé d’union nationale, une Cécilia reposée, heureuse, ayant avancé dans sa découverte intérieure, puisqu’elle vient de nous confier qu’elle est croyante et qu’elle entre de temps en temps dans une église pour prier. Des grèves ? Du mécontentement social? Des affaires ? Allons donc, écume, fumée, perturbations locales. L’euphorie, je vous dis. Oubliée l’humiliation au rugby ! Disparues les caisses noires du Medef qui servaient, merveilleuse expression, à «fluidifier les relations sociales»! Avalé en douce l’ADN! La France est un paradis détendu et démocratique, n’en déplaise à Régis Debray, toujours de mauvaise humeur, parlant d’« obscénité ». Je serai peut-être invité, je croiserai Debray qui me dira qu’il est resté « gaulliste d’extrême gauche», je le féliciterai et me cacherai derrière un arbre pour fumer.

Génie de BHL

BHL sera là aussi, encouragé par le Président à recomposer une gauche sensible, vigilante et mélancolique Après une nouvelle lecture de la lettre bouleversante de Guy Môquet, saluée par Marie-George Buffet, tout le monde passera au buffet. On notera l’absence de Guaino et de Chevènement que le génial BHL aura conduits à l’injure. Voilà un art : agiter un chiffon rouge devant des systèmes nerveux primitifs, et hop, ils foncent. Guaino traitant BHL de « petit con prétentieux, la bave aux lèvres », parfait. Chevènement se laissant aller à traiter notre intellectuel national de « milliardaire déguisé en philosophe », encore mieux. Là-dessus, on aura procédé à une interro écrite : Chevènement et BHL, enfermés pendant une heure, et planchant chacun sur les catégories d’Aristote. Résultat : BHL 18, Chevènement 8. C’était couru, et vive l’Ecole normale ! Guaino, à propos de BHL, s’est écrié : « Il n’aime pas la France, moi si. » Dans ce « moi si », un mauvais esprit a tout de suite entendu « moisie ». Cela dit, je me frotte les yeux en lisant mon magazine révolutionnaire préféré, Les Inrockuptibles : il paraît que la France moisie, c’est moi. Bordel, mon cas ne s’arrange pas.

Bébés

Elle s’appelle Céline Lesage, c’est une femme sérieuse, dévouée, avenante, membre de la Fédération des conseils de parents d’élèves dans la Manche et militante insoupçonnable du Téléthon. L’embêtant, c’est qu’elle a eu six bébés en six ans, qu’elle les a étouffés avec la main après leur naissance pour les conserver dans sa cave dans des sacs en plastique. Elle était enceinte, personne ne voyait rien, elle accouchait seule, elle réglait la question dans l’ombre. Six enfants et six assassinats en six ans, c’est quand même un travail à plein tube, et, comme l’aurait dit Marguerite Duras autrefois, une série d’actes « sublimes, forcément sublimes ». On avait le délire dans les congélateurs, on l’a maintenant dans les caves. Une inspection générale des congélateurs et des caves me paraît quand même souhaitable, ça sent le moisi, tant pis.

Cyberguerre

Pendant tout l’été, un certain nombre de pays, les Etats-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France et la Nouvelle-Zélande, ont subi des cyberattaques émanant de hackers (pirates informatiques) chinois, se déclarant « patriotiques ». Le gouvernement chinois est-il derrière ces opérations, véritable prélude aux Jeux olympiques ? S’agit-il d’un exercice de l’Armée populaire de Libération ? On ne sait pas, ou plutôt on ne veut pas trop le savoir. Il paraît quand même que les services de renseignements chinois (avec parmi eux de nombreux ex-maoïstes) constituent une vaste nébuleuse regroupant environ deux millions d’agents permanents ou occasionnels. Dans cette nouvelle guerre secrète, la Toile est donc devenue un espace de bataille sophistiqué. La Chine comptait 5.000 internautes en 1995, 137 millions aujourd’hui. Ces sacrés Chinois entrent dans vos systèmes sous forme d’envois de fichiers corrompus attachés à des courriels, ils s’installent chez vous et vous lisent. Ils sont, bien entendu, très difficiles à détecter, car, comme le dit un expert, « il n’y a pas de signature ADN dans l’informatique ».

Publication

Ecrire est un vrai bonheur d’indépendance, publier un sport de combat. Mon vieil ami Lacan parlait de « poubellication », terme très exagéré, mais il y a de ça. Un se fait ramasser entre des éloges et du poivre, c’est à qui parlera le premier, et si le premier est favorable, alors tous les espoirs sont permis. Cependant, il faut repasser par la réactualisation de votre dossier : vos défauts, vos erreurs, vos errances, vos qualités (pas trop), vos « provocations», etc. Vous venez d’écrire un livre clair, net, concentré, positif, plutôt drôle, mais l’un vous dit « déboussolé », un autre « en plein désarroi », un autre «narcissique et mélancolique», un autre encore vous reproche de vous «autocélébrer» tout en pleurnichant. Vous courez d’un studio à l’autre, vous décidez que c’est amusant et vous trouvez ça amusant. Vous avez, en somme, une bonne nature. De temps en temps, vous relisez rapidement une de vos pages, et, rien à faire, vous êtes content de vous. Affligeant.

Céline

Les Danois ont-ils sauvé Céline de la mort en 1945 et dans les années suivantes, en refusant son extradition au terme d’une bataille juridique Incessante ? Mais oui, et c’est la révélation détaillée que nous apporte le livre de David Alliot, L’affaire Louis-Ferdinand Céline, archives de l’ambassade de France à Copenhague 1945-1951 (1). Céline est devenu, à ce moment-là, une affaire d’Etat, et il aurait certainement connu, de retour en France à cette date, après la prison danoise qui l’a physiquement exténué, un sort définitif. Sur cette période tragique de sa vie, il faut lire les lettres émouvantes qu’il envoie à son assistante Marie Canavaggia, laquelle tape ses manuscrits et les sauve (2).

Ainsi, le 4 octobre 1945: « Je vis, au jour le jour, d’efforts et de rassemblements très pénibles de mes forces si précaires et si moroses. Vous me parlez d’un autre moi que vous imaginez complètement. Il y a sans doute dans la vie un temps pour tout. Le mien de ce que vous dites est terminé depuis déjà longtemps. J’ai quitté le train des hommes et des femmes, il m’était beaucoup trop laborieux et brutal. Je n’ai d’intimité avec personne, et je n’en aurai jamais plus, non pour des raisons romanesques, mais par simple bien banale et naturelle épargne de forces – non par égoïsme non plus – par impuissance simple et bête. Lorsque mon chat est malade, il ne joue plus, il ne saute plus. J’ai trop joué, j’ai trop sauté, j’imagine – et même cela me fatigue souvent. Revenez à un état plus simple. Tout ce que vous racontez me fait peur. Vous semblez tenir absolument à ce que je me promène dans une jungle pleine d’animaux furieux et sentimentaux. La vie toute crue n’est-elle pas assez monstrueuse ? Y ajouter encore je ne sais quelle jalousie, inhibition, sexologie, je ne sais quoi ! – vous compliquez les choses, Marie, vous êtes vicieuse. En d’autres temps, je vous aurais fait rouler dans les pires sardanapaleries, vous en seriez sortie toute simplifiée, déjalousée, guérie et non moins charmante et merveilleusement intelligente et sensible comme vous l’êtes. »

Voilà une vraie lettre d’amour. L’invention du verbe « déjalouser » mérite de passer dans l’usage courant. Les lettres de Céline sont d’ailleurs des chefs-d’œuvre, sa correspondance complète devrait être réunie un jour, magnifique volume électrique, au niveau (et ce n’est pas peu dire) de Voltaire et de Flaubert. Voilà l’homme, certes peu recommandable, que son pays voulait écraser. David Alliot, à ce sujet, conclut avec raison: « Le petit royaume scandinave a donné une exemplaire leçon de droit à la France, pays de Descartes, de Montesquieu, de Voltaire, patrie des Lumières et des Droits de l’homme. » On a eu chaud.

 

Philippe Sollers

(1) Horay.

(2) Gallimard, parution le 22 novembre 2007.



Le Journal du Dimanche, 28 octobre 2007

 



 

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