Philippe Sollers
Mauriac à la une

François Mauriac

On dit qu'un vin vieillit bien, surtout s'il est de Bordeaux, mais la vérité est qu'il rajeunit en profondeur, et c'est l'étonnante fraîcheur qui arrive, de plus en plus, au journaliste François Mauriac, l'écrivain qui s'est le moins trompé sur toutes les tragédies du XXe siècle. Staline, Hitler, la guerre d'Espagne, Vichy, le Parti communiste français, la guerre d'Algérie? Impeccable, direct, précis, implacable. Sa religion l'éclairé, sauf, bien entendu, s'il s'agit de sexualité. Mais la question n'est pas là: Mauriac est un psychologue et un moraliste de premier ordre, un romancier immédiat de l'actualité, un portraitiste drôle et acide. Vous ne l'attendiez pas en train de regarder la télévision naissante, en 1959? Voici ses chroniques de «l'Express» et du «Figaro» rééditées, une surprise.

Dans cette préhistoire médiatique, Mauriac voit immédiatement une mutation de la comédie humaine. Il est curieux, rapide, vif, il s'intéresse à tout. D'une émission de l'époque («Intervilles»), il dit: «La pagaille reste le meilleur de cette émission-là. Plus c'est raté, plus c'est réussi.» Il ne manque pas «Cinq Colonnes à la une» ou «Lectures pour tous», les retransmissions de théâtre, «la Vie des animaux», et si Mozart apparaît, son Mozart sur lequel il revient sans cesse, c'est l'extase. Ce qui l'attire, surtout, ce sont les visages: Castro: «Que reste-t-il de l'homme, la barbe enlevée?» Khrouchtchev: «Vieille tête comme servie sur un plat, émouvante pourtant, pareille à une vieille tête d'apôtre détachée du portail de la cathédrale Saint-Marx.» Eisenhower: «Le président des Etats-Unis arpente la planète comme son jardin. Et il sourit à tous les peuples. Continue-t-il à sourire lorsqu'il est dans son bain ou au lieu de la totale solitude? Ce sourire officiel qui ne se détache pas de sa figure est déjà celui du squelette.» Que dirait Mauriac des mâchoires épanouies du merveilleux couple Obama? Que dirait-il d'ailleurs du spectacle généralisé de toutes nos marionnettes? Enfin, il a son acteur préféré, de Gaulle et encore de Gaulle. Il a raison: on peut revoir sans cesse les conférences de presse de ce magnifique Ubu, dominant de loin ses prédécesseurs et ses successeurs.

Images étonnantes: «Procession de la Fête-Dieu, à Rome, le pape impassible portant le saint sacrement sous la pluie au milieu des éclairs.» Cocteau: «Drôle d'ange égaré et obligé de se déguiser pour vivre au milieu des hommes, mais on le reconnaît aux ailes de son cheval.» Juliette Gréco: «Noire et blanche, c'est la reine de la nuit. Son personnage est composé avec une science qui ne laisse rien au hasard. Qu'elle est belle !» Et ceci sur Hemingway, son contraire absolu, qui vient de se suicider: «Ce boxeur, ce trappeur, ce tueur de fauves aura écrit de grands livres, et il aura fait plus que les écrire, il les aura vécus aux côtés de ce peuple espagnol en armes qu'il a tant aimé.» Le grand torero Ordônez parle de Hemingway: «Aucune emphase, une gravite singulière, celle d'un homme qui vit aisément dans la familiarité de son ami mort, peut-être parce que son métier consiste à regarder la mort en face.»

Ecoute passionnée de Mauriac, et rapprochements qui font date: «Trois Soeurs» de Tchékhov, sur fond d'émeutes à Alger. Ou encore une lecture du texte de Baudelaire sur Constantin Guys : «Ce texte a cent ans, et rien ne le décèle.» La télévision est déjà une grande fosse commune qui ne va pas cesser de s'étendre jusqu'à remplacer la réalité. Des tonnes d inutilités et de rires bavards, et, parfois, Mauriac se fâche: «Si le néant pouvait se glorifier de ne pas être, nous l'aurions entendu ce soir.» Voici des adolescents déjà très vieux «comme la bêtise qui n'a pas d'âge», mais soudain, par contraste, apparaît un vieux sculpteur resplendissant de vraie jeunesse: Giacometti. Le cinéma? Hitchcock suffit. Le déluge spectaculaire s'intensifiera (comme pour les livres), mais il y a, et il y aura, un tri. Etrange confidence de Mauriac: «Vivre comme un trappiste, vivre comme Casanova: nous aurons végété dans l'entre-deux.»

Un certain RP Martin fait chanter des psaumes avec du tam-tam? On se moque de lui. Maria Casarès ne comprend rien à la Phèdre de Racine? Couperet. Une performance littéraire: «Ce Pauwels est curieusement funèbre. Si c'était moi qui l'interviewais, je ne pourrais me retenir de le questionner, de lui demander: "Qu'est-ce qui ne va pas?", d'essayer de le consoler.» Une autre fois, devant la vieille rengaine de gauche contre la bourgeoisie, Mauriac (et pour cause) s'énerve : «La bourgeoisie? Mais elle a produit Claudel, Valéry, Gide, Proust, Manet, Cézanne, et presque tout ce qui compte dans tous les ordres.» Ce qui ne l'empêche pas de parler en ces termes de la partie de chasse dans «la Règle du jeu», de Jean Renoir, démasquant «la férocité bourgeoise»:

«Ces dames et ces messieurs, tous d'une élégance stricte, qui guettent, le fusil en main, l'innocent gibier débusqué par une armée de rabatteurs en blouse blanche, appartiennent bien à la même espèce; celle qui applaudit au massacre de juin 1848, au massacre de 1870, celle qui voulait maintenir au bagne un juif innocent.» Un coup à gauche, un bon coup à droite. Et dans toute cette valse de visages, quel est celui qui paraît à Mauriac «embrasé d'une lumière intérieure»? Raymond Aron, on ne s'y attendait pas.

Oui, Mauriac rajeunit bien. Vous le saviez déjà par l'extraordinaire «Bloc-notes». Mais vous le saurez encore mieux avec, dans la collection «Bouquins», son «Journal» (à partir de 1934) et ses «Mémoires politiques». Là, presque tout serait à citer, notamment dans le grand chapitre «La France et le communisme» (1945-1953). Dans la guerre de Mauriac contre l'Eglise stalinienne et sa machine à décerveler, ses cultes grotesques, ses crimes niés, son style est étincelant et terrible. Il combat l'Infâme en personne, on dirait Voltaire resurgi en cavalier du ciel. «Vous me croirez si vous voulez: un élève des bons pères comprend mieux que personne certaines réactions communistes.»

Il se fait beaucoup insulter dans «l'Humanité», et il rend coup pour coup avec une fermeté et une allégresse incroyables. Je recommande «l'Encyclique du Kremlin» et surtout, à mourir de rire, «le Petit Mouchoir de Thorez». Finalement, le délire stalinien n'est pas si ancien, et le fait qu'il soit si souvent oublié reste un mystère. Mauriac voit juste: il s'agit d'une affaire religieuse, toute la mécanique totalitaire s'explique à partir de là, et il ne craint pas, dans des pages frémissantes, de s'indigner de l'hypocrisie sanglante de ses adversaires. Les communistes, donc, et très tôt (lutte sur deux fronts) les «dénonciateurs» de «l'Action française»: «Le goût de la dénonciation, c'est à cela qu'au collège on reconnaissait les caractères bas. Les catholiques n'en sont pas exempts, et il n'est rien qui me répugne davantage.»

Philippe Sollers

«On n'est jamais sûr de rien avec la télévision», par François Mauriac, éd. établie par Jean Touzot et Merryl Moneghetti, Bartillat, 660 p., 25 euros. «Journal et Mémoires politiques», par François Mauriac, éd. établie par Jean-Luc Barré, Laffont, coll. «Bouquins», 1152 p., 32 euros.

Source: «Le Nouvel Observateur » du 27 novembre 2008.

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