Philippe Sollers

 

 

Martha Argerich

 

Martha Argerich

 

 

    Reine indienne.

   Elle a son mauvais génie, son démon, elle croit, par humilité, qu'il faut jouer de la musique secondaire. Bien entendu, elle y est incomparable, mais à quoi bon écouter une fois de plus Schumann ou Liszt ?

 

   Concert : Bach, Scarlatti.

   En définitive : Bach.

   Pourquoi ? Gould, mais en plus viril, massif, délicat, précis, indépendance des mains incroyable.

   Deux mains ? Quatre ? Deux cerveaux ? Quatre ?

 

   Le piano s'étend — Là-bas, à gauche, là-bas à droite, — et pourtant le milieu n'a jamais été aussi milieu. Le milieu extrême.

   La gauche dit ça.

 

   Les mains sont des épaules, des bras, — et aussi des pieds et des cuisses. Les doigts viennent de la bouche. Souffle profond.

   Sa moue. Boudeuse. Je veux, j'envoie.

   Génie modeste. « Ce n'est pas moi ! »

 

   Amusée, sauvage, rétractée, rieuse, réservée, mélancolique, trop de force, sensualité et autorité subite.

   Concentration, quartz.

 

   Elle impose sa volonté à l'orchestre qui est obligé de la retenir. La musique est en avance de ce qu'on joue. Elle a déjà joué ce qu'elle joue quand elle le joue. Quand elle commence, elle recommence. Elle est là, elle est loin, elle est deux fois plus loin parce qu'elle est là, à l'écoute.

   Dédoublée.

   Noire.

 

   Le clavier. Une femme de clavier. Toucher.

   Le piano est un cercueil, c'est la mort, les touches sont les dents de la mort, elle passe en force à travers la mort. Elle la fait rouler, elle l'exorcise.

 

   Suite anglaise, n° 2, Bach. À réécouter.

 

   Le secret de Martha c'est Bach. Elle fait semblant qu'il y a d'autres musiques. Tout le monde fait semblant. Mais non : Bach.

 

   Frédéric de Prusse, un soir, faisant lever ses convives, à table : « Messieurs, le vieux Bach est arrivé. »

 

   Scarlatti, comme il se doit : virtuosité presqu'inaudible, insolente.

   Bach : énergie réglée, éternel retour, vie divine, cinquième évangéliste, nature saisie.

   Au rendez-vous du Temps.

   Martha !

   On la reconnaît tout de suite.

 

   Mon rêve a toujours été de la séquestrer pendant un mois. Les Suites anglaises, matin et soir. Mille et Une fois. Roman sublime.

 

   Les sonates de Beethoven avec Gidon Kremer.

   Chacun son instrument. Printemps.

   Violon féminin (lui), piano masculin souple (elle).

   Un seul équivalent dans l'Histoire : Clara Haskil et Arthur Grumiaux dans Mozart.

 

   Un soir à Bruxelles. Longue conversation dans la nuit. Elle a horreur des concerts. Mauvais rêves.

   Pas assez d'enregistrements de Bach. Elle s'en fout. À quoi bon ? Pour qui, d'ailleurs ?

 

   La nuit tombe, elle se tait, elle est très lucide. Mouvement de la tête. Brusque. Là-bas.

 

 

2006

 

Philippe Sollers

Discours Parfait, Gallimard, 2010, folio n°5344

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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