mars 2007

PHILIPPE SOLLERS

Le journal du mois

 

Drôle de rêve

Je rêve que je suis convoqué par le gouvernement d’Union nationale au ministère de l’Identité nationale. Je dois répondre à un interrogatoire serré sur mes origines, mes activités, mes connaissances de la langue française, mes opinions, mes goûts, mes lectures préférées. Je dois apporter la preuve que je ne descends pas d’immigrés entrés clandestinement en France et que j’ai toujours soutenu la Nation dans toutes mes évolutions. Le jury qui me reçoit est composé, de droite à gauche, par Le Pen, Sarkozy, Bayrou et Royal.

Ça commence par Le Pen qui, au vu de mon identité, m’accuse immédiatement de menées antinationales notoires, en agitant devant mes yeux de volumineux extraits de mes écrits. Il exige mon expulsion immédiate, mais Sarkozy l’interrompt, en me demandant courtoisement de me justifier. Avant que j’aie pu ouvrir la bouche, il me cite, pêle-mêle, Blum, Jaurès, Baudelaire et Rimbaud. "Votre jeunesse, me dit-il d’un air compréhensif, n’a été qu’un ténébreux orage, traversé çà et là par de brillants soleils." Je hoche la tête, et m’apprête à enchaîner sur Rimbaud, quand il me somme d’expliquer mon soutien ancien à Cesare Battisti. Là, je tremble. Je sais qu’une enquête est en cours au sujet de tous les vieux gauchistes de la planète, enquête d’autant plus dangereuse qu’elle pourrait bénéficier des archives d’André Glucksmann, récemment rallié au ministère de l’Identité nationale. Etre expulsé au Brésil ? Bon, j’essaierai de survivre à Rio.

Heureusement, François Bayrou intervient et me demande si je suis catholique. "Assurément", dis-je avec fermeté. Il insiste : "Avez-vous la foi ?" Je saisis la perche : "Aucun problème." Bayrou me sourit. Avec beaucoup de délicatesse, il propose que mon procès d’expulsion se déroule en ma présence. Il me fait même un clin d’oeil.

 

 

Encore le rêve


C’est au tour de Ségolène Royal. Puis-je lui définir exactement ce qu’est "l’ordre juste" ? Je cafouille un peu, je sens que ma réponse ne lui convient qu’à moitié. Nouvelle question : est-ce que je comprends vraiment son expression fétiche, qu’elle répète dans toutes ses interventions, "gagnant-gagnant" ? Je réponds aussi sec que c’est là la base du contrat social de l’ordre juste, c’est-à-dire le contraire du perdant-perdant. Mais, idiot, je ne peux pas me retenir de faire du mauvais esprit, en disant qu’à force d’entendre "gagnant-gagnant", on finit par trouver ça gnan-gnan. Là, Royal se fâche, et déclare que mon cas relève désormais uniquement du Brésil. Elle se lève, et déclame des vers de Baudelaire : "Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre/ Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour/ Est fait pour inspirer au poète un amour/ Eternel et muet ainsi que la matière." Je me tais, je prends l’air contrit.

 

Suite


Décidément, ce rêve tourne au cauchemar. Le Pen commence à hurler en agitant un texte de moi très compromettant, paru autrefois dans Le Monde, " La France moisie ". "Ce monsieur, dit-il, a reconnu lui-même qu’il ne faisait plus partie de la communauté nationale." A ce moment-là entrent Simone Veil et Doc Gynéco, qui font semblant de ne pas me voir. Je remarque que Doc Gynéco a avec lui un livre de Christine Angot qui s’appelle, comme par hasard, Pourquoi le Brésil ? Simone Veil semble quand même gênée de se retrouver au ministère de l’Identité nationale, mais enfin il faut vivre avec son temps. Je suis de plus en plus inquiet, lorsque Bayrou se lève et vient me chuchoter à l’oreille une phrase de Péguy que je fais aussitôt semblant d’apprécier. Sarkozy, très républicain, me demande alors de crier "Vive la Nation !" Je m’exécute. Royal, elle, veut que je crie "Vive la République !" Je le fais de bon coeur.

Le Pen vocifère maintenant que je suis un menteur et un imposteur, et que toute la Nation me rejette. Sarkozy, lui, se souvient brusquement que j’ai eu, dans ma vie, des références suspectes : Mao et Sade. Royal, très réservée, pense que je suis trop individualiste, que je n’ai d’ailleurs pas signé l’appel émouvant de 44 écrivains, paru dans Le Monde, pour une "littérature monde" à l’imitation du réalisme sans rivages du communiste, fourvoyé depuis, Roger Garaudy. Suis-je, oui ou non, pour un réalisme national, international, mondial et social ? Ne suis-je pas léger par rapport à "la valeur travail" et à la famille ? N’y a-t-il pas une sourde misogynie dans mon cas ? Sarkozy enchaîne : mon intérêt constant pour le XVIIIe siècle prouve, au fond, que je suis peu républicain et peu national, et que je dois avoir des tentations de royaume. Bon, c’est à moi de parler.

 

Baudelaire


Qu’est-ce qui me prend ? Pour ma plaidoirie, je crois bon de citer Baudelaire dans ses Journaux intimes : "Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles, comme les familles. Elles font tous leurs efforts pour n’en pas avoir. Et ainsi, le grand homme a besoin, pour exister, de posséder une force d’attaque plus grande que la force de résistance développée par des millions d’individus."


Consternation évidente du jury. Bayrou tente une dernière manoeuvre, en demandant pour moi une retraite d’un an dans un couvent. Puis on passe au vote : deux voix pour mon expulsion immédiate, une contre et une abstention (Royal, quand même). Je suis donc bon pour le Brésil. Je m’éveille accablé, en sueur.

 

Manque de femmes


Les statistiques sont formelles : le déficit démographique de filles en Asie, conséquence d’un culte pour les garçons, conduit, de plus en plus, à un déséquilibre entre les sexes. L’Asie est ainsi le seul continent au monde à compter plus d’hommes que de femmes. Où sont donc passées les 90 millions de femmes qui manquent actuellement en Asie ? Elles ne sont pas nées, ou bien sont mortes en bas âge, victimes d’avortements sélectifs, d’infanticides ou du manque de soins. On estime ainsi que 500.000 foetus de filles sont supprimés chaque année en Chine. Conséquence : 30 millions de Chinois seront en mal d’épouse en 2020.

Pour rire un peu, lisez quand même le petit livre de Pierre Antilogus et Philippe Trétiack, Oui, vous pouvez devenir chinois en 45 min chrono 1. Exemple : "On dit qu’en Chine les nouveau-nés de sexe féminin sont noyés comme des chatons ou servis en petits pâtés rissolés au cinq-épices. Rien ne le prouve. C’est peut-être exagéré. C’est peut-être de la propagande impérialiste. En tout cas, le surnombre de mâles chinois en quête de femmes est une chance à saisir pour nos Françaises célibataires qui ont tant de mal à trouver un compagnon travailleur et sobre." Un autre petit chapitre de cet essai drolatique s’intitule "Les Chinois font ce qu’ils disent" : "Et cela se vérifie jusqu’au plus haut sommet de l’Etat ! Mao avait dit qu’il nagerait dans le Yangzi ; il l’a fait le 16 janvier 1966, et sur 15 kilomètres ! Chirac avait annoncé qu’il nagerait dans la Seine, on attend toujours. C’est toute la différence."

 

Stendhal


Le 16 mai 1840, Stendhal est à Rome. Il a 57 ans. Il écrit en secret Les privilèges qui, dit-il, lui sont donnés, comme un brevet, par God (Dieu). Voici l’article 4 : "Le privilégié, ayant une bague au doigt et serrant cette bague en regardant une femme, elle devient amoureuse de lui à la passion, comme nous voyons qu’Héloïse le fut d’Abélard. Si la bague est un peu mouillée de salive, la femme regardée devient seulement une amie tendre et dévouée. Regardant une femme et ôtant sa bague du doigt, les sentiments inspirés en vertu des privilèges précédents cessent. La haine se change en bienveillance, en regardant l’être haineux et frottant une bague au doigt. Ces miracles ne pourront avoir lieu que quatre fois par an pour l’amour-passion ; huit fois pour l’amitié ; vingt fois pour la cessation de la haine, et cinquante fois pour l’inspiration d’une simple bienveillance 2".


Beaucoup de noms, à commencer par celui de Jeanne d’Arc, auront été cités n’importe comment par les candidats à l’investiture nationale. Jamais celui de Stendhal. Comme c’est curieux.

 

PHILIPPE SOLLERS

 

1 Nil éditions.
2 Rivages poche/Petite Bibliothèque.

Le Journal du dimanche, 25 mars 2007


 

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