Philippe Sollers

 

RENCONTRE AVEC MARC PAUTREL : «IL VAUT MIEUX RESTER DANS SON OBSESSION»

Par Claire Devarrieux Envoyée spéciale à Bordeaux— Libération, 10 février 2018

Marc Pautrel, le 6 février à Bordeaux. Photo Rodolphe Escher pour Libération 

 

 

Il s’est passé quelque chose d’intéressant samedi dernier sur France 2 à l’émission On n’est pas couché. Un peu comme un conte de Noël, mais en février. Un romancier, Marc Pautrel, qui n’était jamais passé à la télévision, fût-elle régionale, a vu pleuvoir sur sa tête d’écrivain superbe mais confidentiel un déluge de bonnes paroles, louangeuses, sympathiques et justes, de surcroît.

«Christine Angot nous a conseillé de vous recevoir», commence par annoncer Laurent Ruquier, qui ne cache pas le manque absolu de célébrité de son invité, mais pas pour lui en faire grief, au contraire, pour donner un coup de pouce à cette carrière trop discrète. Selon l’animateur, le nouveau livre de son invité, la Vie princière (Pautrel a le génie des titres), est «un ravissement», ce qui est exact. Dans la foulée, raconte-t-il, il a voulu découvrir autre chose du même auteur, et il a lu Une jeunesse de Blaise Pascal (Gallimard, 2016), «un petit bijou».

Yann Moix, chroniqueur confraternel, a salué «un livre prodigieux» et parlé de «vitrail», à propos de cette Vie princière qui prend la forme d’une déclaration d’amour, un amour voué à être couché sur le papier. Résumé : un coup de foudre a lieu, lors d’un séminaire dans le sud de la France, entre le narrateur, écrivain français en résidence, et une chercheuse italo-américaine. L’entente est parfaite, ainsi qu’il est décrit dans la lettre à l’aimée. Mais celle-ci a un compagnon, ce qui rend l’histoire impossible. Pour Bernard Lavilliers, présent sur le plateau d’ONPC, la Vie princière, qu’il a lu la nuit précédente, «c’est un peu l’amour courtois», et de citer quelques vers d’Omar Khayyam. Une autre tête grise s’émeut, dont l’enthousiasme est encore plus inattendu : Christophe Dechavanne, qui lit un passage sans faire le malin et parle de «magie».

Marc Pautrel ne semble pas rougir sous l’éloge, ni plier, égal à lui-même, tel qu’on le rencontre dans un bar à vin bordelais, quelques heures avant la diffusion d’ONPC de l’émission, enregistrée le jeudi précédent. Il rit avec plaisir en évoquant la chaleur de l’accueil reçu, on ne le voit pas à l’antenne, mais Nicoletta lui a fait des compliments. La Vie princière est son septième livre chez Gallimard, dans la collection «L’infini» de Philippe Sollers. Celui-ci est un éditeur idéal, qui garantit «des conditions parfaites pour travailler», quels que soient les chiffres de vente.

En réalité, Marc Pautrel a écrit d’autres romans, dont deux accueillis naguère par des petites maisons. D’autres encore sont accessibles facilement sur son site internet (1), dans la rubrique «Textes» où il range ce qu’il n’a pas jugé digne de publication. Et qui est quand même fort bon. On peut lire Une galaxie en elle, la progression d’une jeune accidentée vers la mort, faute de soins appropriés (une dépêche de l’AFP en est l’origine), ou bien You, du nom d’une vieille dame, une veuve assez peu aimable, amie des parents du narrateur qui lui rendent visite chaque année sur la route des vacances. Pautrel n’écrit jamais qu’au présent, sur des vies entières, plus ordinaires que princières, ou sur des relations intenses, qui se déchirent, inexorablement, et qui nous dévastent. L’Homme pacifique, premier livre publié par Philippe Sollers en 2009, évoque un autodidacte et la forêt. Polaire et Orpheline sont des portraits de femmes, vivants, surprenants, et tragiques sans emphase. Comme est tragique Un voyage humain, roman bref, comme d’habitude, sur un espoir ascendant qui rencontre soudain son ravage.

Non publiée, et donc à savourer sur Internet, est la «biofiction» de Neil Armstrong, la Mer de tranquillité. L’homme qui a marché sur la Lune en 1969 n’a pas fait que ça dans l’existence. Chaque récit biographique de Marc Pautrel (sur Pascal, sur Chardin) est un exploit documentaire, rédigé, comme il se doit, au présent. Le projet Ozu, qui a atterri aux éditions Louise Bottu en 2015, apparaît dans la Vie princière sous le jour peu flatteur de texte «très raté». C’est un des charmes du présent ouvrage : il contient une ou deux allusions à la trajectoire de l’auteur, notamment le lien entre la séparation et l’écriture.

De ce roman, samedi dernier, Yann Moix disait : «J’aimerais tellement que tout le monde l’achète.» Et Laurent Ruquier de conclure : «On va faire de vous un auteur en tête des ventes.» Dimanche, la Vie princière était numéro 14 dans la liste des meilleures ventes d’Amazon. Lundi, numéro 12. Mardi, rupture de stock. Sur son compte Twitter, Marc Pautrel annonçait cette semaine qu’une réimpression était en cours.

Peut-on parler d’autofiction à votre propos ?

Ce n’est pas moi spontanément qui l’ai envisagé, ce sont des universitaires, comme Isabelle Grelle, spécialistes de l’autofiction, qui m’ont rattaché à ça, j’accepte toutes les étiquettes qu’on veut bien me mettre.

Cela vient de la façon dont je travaille. L’Homme pacifique est l’histoire de mon oncle. Quand arrivent ses 80 ans, toute la famille, parce que j’ai déjà écrit deux livres, me dit : "Tu es écrivain, tu vas lire quelque chose au repas." J’étais incapable de rien écrire, je n’ai rien fait. Six mois après il meurt, et là, spontanément, j’écris quelque chose, pour moi, que j’imprime en plusieurs exemplaires, et distribue à mon père, son autre frère, aux cousins, aux gens qui étaient aux 80 ans. J’en garde deux, et je discute avec un auteur qui me dit, oui, quand on imprime soi-même ses livres, ou quand on les relie, l’objet est laid. Et là l’objet n’était pas laid, j’avais fait ça par Internet. Regarde - je lui montre -, il le lit et immédiatement me dit : il faut à tout prix que tu le publies. Comme Philippe Sollers m’avait publié en revue, je lui envoie le manuscrit.

J’écris par nécessité, peut-être pour me débarrasser de certaines choses, ce sont des textes que je ne veux pas publier, ni rendre publics, je les mets dans le tiroir. A chaque fois, et en cela c’est de l’autofiction, ce sont ces textes que j’ai écrits après quelque chose qui m’est arrivé, une expérience personnelle, une émotion, la rencontre avec un événement. Et, évidemment, un jour, je relis, je corrige, et à un moment il se produit une dissociation entre le texte et moi. Un moment où je me rends compte qu’il se passe quelque chose que je n’arrive pas à comprendre, je ressens une émotion de lecteur, qui rejoint presque l’émotion initiale qui m’a fait écrire le texte. Entre-temps, il s’est passé plusieurs années, je l’ai relu, je l’ai corrigé en alternance avec d’autres textes.

Vous travaillez sur plusieurs textes à la fois ?

Toujours. Quand j’ai travaillé un jour sur un texte, le lendemain je travaille sur un autre ; Au bout d’un an, j’ai trois ou quatre textes, et il y en a un plus fort que les autres, qui s’impose de manière évidente, c’est celui qui me touche le plus, je l’envoie à Philippe Sollers. C’est moi qui choisis, je ne vais pas charger Sollers de trier !

C’est un système complètement improductif et pas économiquement viable, comme une usine qui produirait plein de pièces et qui se rendrait compte que seules quelques-unes sont en bon état. Il y a une hiérarchie que je sens, et que je fais automatiquement, entre les textes que je vais donner à Sollers, et ceux que je mets sur mon site web, il n’y a pas la même concentration. J’aime bien l’idée de textes sur Internet, gratuits et bien présentés.

Comment vous êtes vous «retrouvé» écrivain ?

J’ai fait des études de droit. J’ai 51 ans. Je redouble beaucoup, je finis par avoir une maîtrise dans les années 90. 1992, 1993, c’est la crise économique, je passe des concours d’avocat, de magistrat, je me retrouve au chômage, au RMI, je fais un peu d’intérim, puis il y a un trou complet. Là, je lis beaucoup, j’écris, j’envoie à tout le monde, ce n’est pas très bon, c’est refusé partout. Cela dure assez longtemps, jusqu’à la fin des années 90, Christian Bourgois m’encourage, et enfin Philippe Sollers refuse un recueil, mais prend des petits textes dans la revue [l’Infini, ndlr], pendant deux ans. Avant, j’ai publié chez deux éditeurs régionaux, ce n’était pas fantastique.

Dans la Vie princière, vous dites «tenter d’écrire des livres»

Le premier jet, quand j’écris à la main, ça s’écrit tout seul, aussitôt je tape sur l’ordinateur, je relis, je corrige, je coupe. C’est pour ça que j’écris des petits livres. Un petit livre a une dynamique et se lit d’une traite, c’est l’influence des séries par rapport au cinéma, si je coupe des chapitres, ou à l’intérieur d’un paragraphe, il se crée une dynamique.

Philippe Sollers ne vous demande pas d’écrire plus long ?

Sollers n’est pas du tout interventionniste. Il prend, ou il refuse, en bloc. Soit ça va aller dans la revue, soit ça va faire un livre. Je préfère cette manière de procéder, à un éditeur qui aurait des idées sur les sujets, ou sur la manière d’améliorer un texte. Il vaut mieux rester dans son obsession, travailler ses défauts.

Dans un montage serré, dans le choix d’écrire court, plus il y a des choses non détaillées, plus le lecteur est obligé d’inventer, de remplir les blancs. La lecture personnelle, en silence, est un processus qui n’a rien à voir avec le cinéma et la musique. C’est une construction mentale particulière. Le lecteur enrichit lui-même le texte. J’écris des textes courts aussi parce que je suis un lecteur de textes courts. J’adore Jean Echenoz, Pierre Michon. Dès que ça dépasse 200 pages, j’ai plus de mal. C’est comme quand on porte des paquets, on peut en porter un, deux, à un moment on ne peut pas en avoir davantage sur les bras. Je me sens comme ça avec un livre de 400 pages.

Un texte qui m’a mis par terre, c’est 14. Après ses biographies [Ravel, Courir, ndlr], Echenoz continue avec quelque chose de documentaire, et en même temps il crée une structure romanesque totalement imaginaire, c’est extraordinaire. J’ai quand même lu Envoyée spéciale qui fait 400 pages, ça m’a surpris, je me suis dit que cela devait correspondre à sa vision du monde moderne, du chaos actuel.

Pourquoi écrire ces vies d’hommes illustres, Ozu, Armstrong, Pascal, Chardin ?

Pour Ozu, je voulais aller au Japon, j’ai réfléchi à un projet qui me permette d’aller là-bas. Pascal, c’était pour obtenir une résidence. C’est chaque fois pour l’argent. Cela influence la création de manière pas normale et je vais arrêter, je ne vais pas «faire» la jeunesse de Vivaldi ou de tel ou tel, ces vies de peintres ou de musiciens qui plaisent à ceux qui financent, mais ce n’est pas l’endroit où j’approche le plus la vérité. C’est dans les textes d’autofiction que sont les choses qui m’ont touché au plus près. Les biofictions ont été la solution de facilité quand je n’avais plus d’idées, quand les choses étaient figées dans ma vie personnelle. Je suis obligé de publier. C’est l’inconvénient de devoir trouver de l’argent.

J’ai à la fois la liberté de choisir et d’écrire autant que je veux, et la nécessité de trouver des financements. C’était paradoxalement plus facile au début. J’ai été aidé quand j’ai commencé, je ne le suis plus au bout de sept livres. Sauf à aller au RSA. Je préfère avoir 230 euros chaque fois que la Maison des écrivains m’envoie dans un lycée, plutôt que de toucher le RSA. Un livre, ça coûte 12 000 euros, un an de smic, ce n’est pas cher, un écrivain, par rapport à une compagnie de théâtre. Après beaucoup d’efforts, j’ai réussi à prouver que je pouvais obtenir la prime d’activité. Je reçois 110 euros par mois.

Tout s’est fermé. Les bourses, progressivement, disparaissent. Les résidences ferment, ou ne sont plus financées par les régions. Le CNL a considéré officiellement que les auteurs devaient avoir un second métier, et ne devaient pas vivre uniquement des résidences ou des bourses. J’écris difficilement, des livres pas très longs. J’ai besoin de toutes mes matinées, y compris le dimanche.

Les personnages de vos biographies sont tous très calmes. Est-ce une qualité d’écrivain ?

C’est un travail de patience incroyable. Pendant deux ou trois ans, tous les trois jours, je relis une partie du texte. Je retravaille sur l’écran les moindres phrases, je coupe, j’essaie de rajouter et ça ne marche pas. C’est comme un meuble, un morceau de bois, il faudrait cheviller, et ça se voit. Ou un bloc de pierre : quand on a commencé à le tailler, on ne peut rien ajouter. Il faut nécessairement rester calme. L’écriture, comme la lecture, on ne peut pas être agité. On est assis, seul, silencieux.

Et, comme Armstrong, il ne faut pas avoir peur ?

Beaucoup de gens qui ont vécu des choses terribles et voudraient les raconter, les publier, n’y arrivent pas, parce qu’ils ont une appréhension. Même si j’ai passé dix ou vingt ans à ne faire que ça, apprendre à écrire - au début ce n’était pas bon et maintenant c’est publiable - c’est peut-être une idée égalitariste, mais puisque les gens ont une émotion vraie, et puisqu’ils ont accès à la même grammaire que les autres, ils devraient pouvoir écrire de manière aussi vraie.

J’écris de manière juste, rapide, efficace quand je n’ai pas peur. Je lis beaucoup, de tout, j’avais lu un livre sur la banque Lazard, où le directeur disait : «Je suis le patron parce que je n’ai pas peur.» Quand on se met à écrire, on entre dans un autre monde, il faut prendre l’ascendant sur le langage, il ne faut pas avoir peur. Il est vrai que cela fait sept livres que je publie et je me dis chaque fois que je ne pourrai pas écrire le suivant parce que je n’ai pas d’idée. On essaie, les plans, les idées, les squelettes, les phrases, j’en ai plein les tiroirs, et il ne se passe rien. Mais au bout d’un an, quelque chose revient qu’on avait oublié, qu’on reprend, d’un coup ça s’éclaire. A moins que, sans me rendre compte, j’aie continué à travailler tout le temps sur le texte. A l’origine,la Vie princière est un mail. Je ne sais plus à quel moment je commence à retravailler. Entre le moment où il s’agit d’un texte personnel et celui où ça devient un manuscrit… il se passe beaucoup de choses inconscientes, c’est du texte, ça vit. Ce n’est pas une science exacte, il y a quantité de ratés, de perte. Comme un explorateur qui partirait très loin mais dans toutes les dimensions, sur des chemins qui ne mènent nulle part. Et puis en ouvrant toutes les portes, il y en a une qui ouvre sur le soleil.

Y a-t-il une emprise des écrivains bordelais du passé, François Mauriac, Raymond Guérin ?

J’aime Montaigne, évidemment, La Boétie, Mauriac. Mais c’est la ville elle-même plutôt qui est très envahissante, l’architecture, la proximité avec l’océan, la forêt dès qu’on sort, dès qu’on est à Pessac, ou à Saint -Médard-en-Jalles. La forêt des Landes commence là, qui va jusqu’à l’océan et jusqu’à Biarritz, c’est le plus grand massif d’Europe. Bordeaux, c’est un ensemble, l’architecture, le vin, le nom, qui est mondial. Il y a aussi ce côté janussien, c’est une ville qui a été anglaise et l’Espagne est très présente.

Ecrire : diriez-vous «bon qu’à ça» ?

Non. Envie que de ça. C’est là qu’est la vie. On croisait encore récemment dans le hall de Gallimard Roger Grenier et J.-B. Pontalis, écrivains tous deux très âgés. Le fait d’écrire, de lire, d’être dans le travail, cette envie de langage les a tenus vivants.

(1) www.marcpautrel.net

Propos recueillis par Claire Devarrieux

Libération du 10 février 2018

MARC PAUTREL, LA VIE PRINCIÈRE Gallimard «L’Infini», 78 pp., 10,50 €

 

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