mai 2011

Philippe Sollers

Le journal du mois

Philippe Sollers
Geronimo

 

DSK


Quel rapport y a-t-il entre DSK et un libertin des Lumières ? Aucun. Prenons le prince de Conti, décrit ainsi dans les Mémoires de Saint-Simon : "Galant avec toutes les femmes, amoureux de plusieurs, bien traité de beaucoup." On ne voit pas ce grand seigneur, saisi par une pulsion irrésistible, se jetant sur une pauvre femme de chambre dans ses appartements ni coincer une romancière de l'époque dans un escalier. Je note que les féministes, qui ont bien raison de protester contre une certaine propagande machiste, ont choisi comme slogan "les hommes se lâchent, les femmes trinquent", et non pas, ce qui aurait été plus courageux, "nous sommes toutes des femmes de ménage noires et musulmanes". De toute façon, au point où nous en sommes, le film à très grand spectacle ne fait que commencer, il s'obscurcira de jour en jour sur fond de millions de dollars. En attendant, DSK est devenu le mari le plus coûteux du monde. Sa femme est héroïque, saluons son système nerveux.

La raison profonde de ce tsunami? L'ennui. Un ennui angoissant, suffocant, irrépressible, qui a envahi, de plus en plus, ce roi du monde financier, déjà virtuel président de la République française. Si vous croyez que c'est drôle d'aller de réunion en réunion, de voir défiler sans arrêt des milliards de dollars pénalisant les Grecs, les Espagnols, les Portugais, les Irlandais, d'être assuré du pire tout en disant le contraire, de respirer au cœur d'une catastrophe, c'est le stress assuré. Dominique Strauss-Kahn n'en pouvait plus, il a voulu une sensation neuve du risque, de la prédation, une revanche sinistre, sans doute, sur une mère castratrice. Tragédie, descente aux enfers, soit, mais aussi repos, grand repos. Comme il aura maintenant le temps de lire et d'écouter de la musique, je vais lui envoyer mon roman Femmes, qui lui apprendra beaucoup de choses, et un bon enregistrement du Don Giovanni de Mozart (lequel devrait être interdit aux États-Unis, puisqu'il comporte au moins deux scènes de viol). Où dois-je envoyer des fleurs à la malheureuse "Ophelia"? Je ne sais pas.

Ben Laden


Il est étonnant qu'un des immeubles où DSK aura été détenu se soit trouvé à côté de Ground Zero, lieu où erre, la nuit, le fantôme de Ben Laden. Son corps pourrit quelque part en mer, mais on oublie trop vite son nom de code dans l'opération de son assassinat : "Geronimo" ! Geronimo, le grand chef apache qui a passé son temps à scalper des Américains, le héros subliminal de tous les westerns ! Vous avez vu la photo où, à la Maison-Blanche, Obama et Hillary Clinton regardent le meurtre en direct, comme dans un jeu vidéo. Pas de photo du cadavre (trop horrible), pas de tombeau, immersion précipitée, contre les règles les plus sacrées de l'islam. Il paraît que Ben Laden, en cachette de ses femmes, regardait le soir, dans son bunker pakistanais, des cassettes pornographiques. Comme Kadhafi, sans doute, ou Bachar El-Assad, ce massacreur sans complexes. La principale information, dans tout ce charivari? Peut-être celle-ci : l'or a connu une hausse de 29% en 2010. Voilà qui peut rassurer les milliers de jeunes manifestants, promis au chômage, de la Puerta del Sol, à Madrid.

Jean-Paul II


Le mois de mai avait pourtant bien commencé, avec la béatification de Jean-Paul II, à Rome. La grande supériorité des monarchies consiste à stabiliser le temps. En Angleterre, mariages et naissances; à Rome, des cérémonies. Pour le nouveau Bienheureux (qui sera canonisé un jour ou l'autre), la fête recueillie, les fleurs, la foule, la télévision, tout n'était qu'ordre, beauté, luxe, calme et sérénité. En lui offrant, autrefois, mon livre sur La Divine Comédie, de Dante, j'ai été béni par un saint, et j'en ressens chaque jour les bienfaits. Mais le clou de la béatification était la religieuse française miraculée: radieuse, elle portait, avec dévotion, un reliquaire en cristal, avec, à l'intérieur, une ampoule de sang du pape prélevé après la tentative d'assassinat contre lui. Aurait-elle été saisie d'un tremblement parkinsonien, tout s'effondrait. Mais non, Dieu existe, et, contrairement à ce que pensait Sartre, Dieu est un excellent romancier.

Sartre


Il y a trente ans, lors de l'élection de Mitterrand à la présidence de la République, on pouvait lire, à la une du Monde, un article sensationnel, une vraie fanfaronnade, pour ne pas dire une rodomontade, du critique Bertrand Poirot-Delpech, devenu, par la suite, membre de l'Académie française. Le titre ? Un écrivain-né. Je cite : "Un peu comme le Sartre des Mots la chose écrite a pris, chez le nouveau président, la place laissée vacante par la transcendance chrétienne. C'est en quelque sorte sa dimension mystique." "La littérature est toujours pour moi un paradis privilégié", a-t-il redit aux Nouvelles littéraires à la veille du second tour. Il pourrait écrire, comme Hugo dans ses Cahiers : "Je suis un homme qui pense à tout autre chose."


Sartre est mort en 1980, il n'a donc pas pu lire ces lignes extravagantes, mais on peut, sans effort, imaginer sa nausée. Voir Mitterrand mis sur le même plan que lui et Hugo, lui aurait paru d'une singulière folie. On aimerait savoir aujourd'hui ce qu'il écrirait sur DSK, le FMI, la gauche, Sarkozy, le printemps arabe, le puritanisme américain, l'incroyable misère espagnole. On peut, en tout cas, relire Les Mots, ce chef-d'œuvre, alors que la prose de "l'écrivain-né" Mitterrand a, depuis longtemps, rejoint la platitude générale. écoutons-le donc : "Plutôt que le fils d'un mort, on m'a fait entendre que j'étais l'enfant du miracle. De là vient, sans doute, mon incroyable légèreté. Je ne suis pas un chef, ni n'aspire à le devenir. Commander, obéir, c'est tout un… De ma vie, je n'ai donné d'ordre sans rire, sans faire rire ; c'est que je ne suis pas rongé par le chancre du pouvoir : on ne m'a pas appris l'obéissance." Dans ses Carnets, Sartre écrit aussi : "Je hais le sérieux." Et aussi : "Il n'est pas possible de se saisir soi-même comme conscience sans penser que la vie est un jeu." Vous avez bien lu : la vie est un jeu, le pouvoir est un chancre. Il serait temps que la France retrouve un peu ses esprits. Seule la bonne littérature y aide. Sinon, comme on peut le constater, le chancre sévit partout.

 

Philippe Sollers

Le Journal du Dimanche, 29 mai 2011

 

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