Mai 2010

 

Philippe Sollers

Le journal du mois

 

Sollers

 

 

Euro

 

     Vous êtes inquiets, et je vous comprends. Où va l’euro, qui contrôle l’euro, comment allez-vous rembourser 750 milliards de dettes ? Vous voyez arriver partout des plans de rigueur, en Grèce, au Portugal, en Allemagne, en Italie, en Espagne. Vous attendez un miracle, un homme providentiel, un sauveur, un messie de gauche, bien sûr. Eh bien, le voici : DSK lui-même, qui devrait bientôt être nommé gouverneur des finances mondiales. Assez de tergiversations, de conflits personnels, de plans sur la comète : le Gouverneur vous parle depuis Washington. Il est lumineux, prolixe, intarissable, il parle d’argent comme personne, on voit défiler sous ses yeux des millions de milliards virtuels qui s’évanouissent (mais pour votre bien) dans la nuit. Être un jour président de la République est une ambition bien trop locale et modeste pour un gouverneur-né. Une fois élu, le sauveur pourra regarder en face la Chine accélérée, le Brésil ascendant, l’Inde en hausse constante. DSK, c’est Obama sans les inconvénients de la marée noire en Louisiane, et Sarkozy sans les embarras des sondages. C’est un destin séducteur en marche, et les populations n’ont qu’à suivre comme elles peuvent en s’occupant de leurs retraites. La Bourse a voté.

 

 

Freud

 

     De là où il est, Freud, qui a maintenant une énorme clientèle internationale de banquiers maniaco-dépressifs et de traders paranoïaques, m’a fait savoir qu’il prendrait volontiers Michel Onfray en analyse, à la suite de son étourdissante déclaration d’amour. Compte tenu du succès massif et populaire de son livre (1), les séances, brèves ou longues, pourraient être fixées à mille euros par minute. Par les temps qui courent, c’est un prix d’ami. Autre possibilité : DSK, en cas de panne érotique, pourrait suivre une cure de choc. Là, évidemment, ce serait 100.000 € par séance, de quoi doper le moindre fléchissement de la libido.

 

     Freud, toujours très lucide, donnait ce conseil, en 1933, à une de ses patientes préférées, Hilda Doolittle : « Je vous en prie, jamais - je veux dire jamais, à aucun moment, en aucune circonstance -, n’essayez jamais de me défendre si et quand vous entendez des remarques injurieuses sur moi et mon travail… Vous ne ferez pas de bien au détracteur en commettant la faute d’entreprendre une défense logique. Vous approfondirez seulement sa haine, ou sa peur et ses préjugés. »

 

 

Picasso

 

     Il y a quand même des signaux d’espoir, à commencer par le fait que le vin français a son avenir en Chine. Depuis deux ans, l’Asie est devenue le premier marché pour le vin de Bordeaux devant les États-Unis, et Hongkong en est la plaque tournante. Le Japon devrait être supplanté par la Chine d’ici à 2013 comme premier importateur de la région. Comme le déclare un officiel bordelais : « Il y a en Chine une population de 100 à 150 millions de personnes dont les revenus leur permettent de boire du vin. C’est cette clientèle, et pas seulement celle des millionnaires, que nous devons toucher. » Bravo : les millions de jeunes et jolies chinoises, évidemment sans burqa, en train de boire du vin de Bordeaux, voilà l’avenir.

    

     Et plus, Picasso : il est venu, il a vu, il a vaincu. Un récent sondage l’a mis à égalité avec Céline, comme le plus grand créateur du XXe siècle. Il vient d’atteindre un record mondial avec un Nu au plateau de sculpteur de 1932, adjugé pour 106,5 millions de dollars (82 millions d’euros) chez Christie’s à New York. La voluptueuse jeune femme qui s’arrondit dans la toile n’est autre que Marie-Thérèse Walter, rencontrée lorsqu’elle avait 17 ans, qui illumine souvent les tableaux de Picasso. Énergie, sauvagerie, douceur, élégance : un défi à toutes les atrocités ambiantes.

 

 

Joyce

 

     On a bien raison de célébrer le formidable Kerouac, mais on a peine à imaginer la solitude du plus grand écrivain de langue anglaise avant la guerre. Ulysse est aussitôt interdit pour pornographie aux États-Unis. En France, Joyce doit faire face à l’hostilité de la NRF (Gide traite Ulysse de « faux chef-d’œuvre », après avoir qualifié Freud d’ « imbécile de génie »), mais aussi à celle des surréalistes. C’est pourquoi on relit avec joie les propos d’un défenseur imprévu, Louis Gillet, esprit singulier bien que membre de l’Académie française (2). Ses souvenirs de son amitié avec Joyce sont justes et émouvants. Gillet, mort en 1943, a beaucoup d’avance sur son temps.

 

     Voici le plus étonnant : « Plus Joyce allait, plus il se montrait attentif au sentiment des gens d’Église. Leur opinion avait changé lentement à son égard. Rome n’est jamais pressée. Qu’est-ce que vingt ans pour elle ? J’imagine que Joyce était content de compter enfin dans l’estime de personnes graves : Voltaire attachait de l’importance aux louanges de son ancien maître de rhétorique jésuite, le Père Porée.

 

     Au fond, les ecclésiastiques étaient des personnages, une sorte de tribunal dont le suffrage en vaut la peine : ils forment un public sérieux. Leur considération retirait l’auteur d’Ulysse de la tourbe des romanciers. Ces juges sévères avaient bien fini par reconnaître en Joyce un homme de leur espèce, rompu à la dialectique, un psychologue sans illusions, un poète désenchanté de toutes les vanités et soucieux uniquement des problèmes éternels. C’étaient des connaisseurs. Joyce me faisait lire, non sans satisfaction, tel extrait des Études, telle coupure de l’Osservatore Romano, où il était traité avec des ménagements et une déférence visibles. Quel changement depuis les bûchers où on avait rôti ses livres, et depuis le jour où il n’était qu’un polisson qui sentait le fagot ! Le poète voyait-il dans ces avances évidentes l’annonce du moment où il lui serait permis de faire en Irlande un retour honorable ? Mais Joyce est mort inflexible, sans se réconcilier, fût-ce des lèvres, avec l’Église, et sans même disposer pour ses cendres un retour définitif dans la terre de ses morts. »

    Inflexible Freud, inflexible Picasso, inflexible Joyce.

 

 

Philippe Sollers

Le Journal du Dimanche du 30 mai 2010

 

(1)   Le crépuscule d’une idole, Grasset, 2010.

(2)   Stèle pour James Joyce, Pocket, 2010

 

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