Philippe Sollers

 

Le printemps de la Révolution

 

Pierre Victurnien Vergniaud par Louis-Jacques DurameauLouis-Jacques Durameau
Pierre Victurnien Vergniaud par Louis-Jacques Durameau, 1792

 

 

 

 

   Vous dites « Lamartine », et, aussitôt, surgit le fantôme d'un poète oublié dont vous reste à peine en mémoire le célèbre Lac, avec sa demande de suspension du temps et sa mélancolie de deuil, « un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». Vous constatez que son action politique, pourtant cruciale dans la révolution de 1848 (c'est lui qui a imposé le drapeau tricolore), ne l'a pas conduit au Panthéon. Vous êtes encore plus surpris de savoir que sa monumentale Histoire des Girondins a été un best-seller, dont presque plus personne ne sait de quoi il traite sur plus de deux mille pages : le cœur de la Révolution française. Lamartine révolutionnaire ? Impossible. Mais si.

 

   Hugo a écrit de lui : « Son éloquente et vivante Histoire des Girondins vient, pour la première fois, d'enseigner la révolution à la France. » Eh bien, avec la réédition de ce livre devenu introuvable, il serait temps de réenseigner ce que tout le monde fait semblant de connaître à travers des clichés. D'où vient la République ? Sur ce sujet capital, Michelet est un auteur de génie, mais il reste un professeur, alors que la prose inspirée et très documentée de Lamartine vibre, dramatise, respire. On voit ces jeunes acteurs incroyables en train de bouleverser le vieux monde, et, au fond la planète entière, d'inventer une nouvelle ère en parlant jour et nuit, complots, contre-complots, accusations, arrestations, exécutions publiques, flots de sang, héroïsmes divers. Avons-nous le droit de nous déclarer les héritiers de cet événement sans pareil ? Osons regarder le pays actuel et voir sa misère.

 

   Les portraits en situation, tout est là. Voyez Mirabeau : « Son éloquence, impérative comme la loi, n'est plus que le talent de passionner la raison. Sa parole allume et éclaire tout. Presque seul dès ce moment, il eut le courage de rester seul. » Danton : « Les vices de Danton étaient héroïques, son intelligence touchait au génie. Tout était moyen pour lui. C'était l'homme d'État des circonstances, jouant avec le mouvement sans autre but que ce jeu terrible, sans autre enjeu que sa vie, et sans autre responsabilité que le hasard. » Marat : « Sa logique violente et atroce aboutissait toujours au meurtre. Tous ses principes demandaient du sang. Sa société ne pouvait se fonder que sur des cadavres et sur les ruines de tout ce qui existait. Il poursuivait son idéal à travers le carnage, et pour lui le seul crime était de s'arrêter devant le crime. »

 

   Marat a encore ses partisans, qui se recueillent devant le tableau de David le représentant assassiné par Charlotte Corday dans sa baignoire. Charlotte Corday, Manon Roland, Olympe de Gouges, voilà les femmes du parti girondin qui devraient rentrer au Panthéon sans attendre. Mais d'où viennent ces Girondins qui vont tous être guillotinés pendant la Terreur ? Voici leur chef, Vergniaud : « La facilité, cette grâce du génie, assouplissait tout en lui, talent, caractère, attitude. Une certaine nonchalance annonçait qu'il s'oubliait aisément lui-même, sûr de se retrouver avec toute sa force au moment où il aurait besoin de se recueillir. » Cet avocat de Bordeaux est un des grands orateurs de la Convention (ses discours viennent d'être publiés par les Éditions Mollat, à Bordeaux). Contrairement à l'énigmatique Robespierre, il ne lit pas ses textes, il improvise librement. On connaît son mot sublime : « Plutôt la mort que le crime. » Sa dernière parole, avant d'être arrêté et condamné, alors que les cris tentent de couvrir sa voix, est la suivante, non moins sublime : « Ceux qui ne veulent pas m'entendre craignent la raison. » À travers lui, vous entendez Montaigne, La Boétie, Montesquieu, Condorcet, bref les Lumières. « Vergniaud, écrit Lamartine, était républicain par éloquence plus que par conviction. » La Montagne écrasant la Gironde, voilà le tableau, que peut résumer le mot de Manon Roland (qu'adorait Stendhal) montant à l'échafaud : « Ô liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » Comme Vergniaud, elle a refusé de s'empoisonner pour mourir en révolutionnaire face au peuple. Après le massacre des Girondins, elle déclare froidement aux juges qui viennent de la condamner à mort : « Je vous remercie de m'avoir trouvée digne de partager le sort des grands hommes que vous avez assassinés. » Et voici Charlotte Corday montant au supplice : « Le ciel s'était éclairci. La pluie, qui collait ses vêtements sur ses membres, dessinait, sous la laine humide, les gracieux contours de son corps, comme ceux d'une femme sortant du bain. » Le bourreau brandit sa tête coupée et la gifle. Elle rougit.

 

   Avant leur exécution, les Girondins, en prison, organisent un dernier banquet. On a conservé les prix du fossoyeur : « Pour vingt et un députés de la Gironde : les bières, 147 livres; frais d'inhumation, 63 livres; total 210. » Le plus étonnant, c'est qu'ils vont tous chanter « la Marseillaise » jusqu'au dernier. Vingt têtes coupées devant lui, le dernier guillotiné peut être salué comme ayant un système nerveux peu ordinaire. Ils ne chantent pas « l'étendard sanglant de la tyrannie » mais le « couteau sanglant ». Le tyran visé est, bien entendu, Robespierre, dont la fête de l'Être suprême (mise en scène par David) n'empêche pas la grande Terreur qui, partout, fait ruisseler le sang.

 

   « Leur marche et leur agonie, écrit Lamartine, ne furent qu'un chant. » Ils avaient été révulsés par les massacres de Septembre et le culte de la « déesse Raison » (une actrice en voiles transparents sur l'autel de Notre-Dame - première manifestation Femen - les aurait laissés froids), de même que l'Être suprême. Lamartine conclut ainsi: « À peine leurs têtes eurent-elles roulé aux pieds du peuple, qu'un caractère morne, sanguinaire, sinistre, se répandit, au lieu de l'éclat de leur parti, sur la Convention et sur la France. Jeunesse, beauté, illusions, génie, éloquence antique, tout sembla disparaître avec eux de la patrie. La Révolution avait perdu son printemps. »

 

PHILIPPE SOLLERS

 

Histoire des Girondins, par Alphonse de Lamartine, édition établie par Anne et Laurent Theis, préface de Mona Ozouf, Robert Laffont, Bouquins, 2014

 

 

L'Infini n°127, été 2014

 

 

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