Philippe Sollers

 

La Guerre chinoise

 

La Chine en Guerre
Giuseppe Castiglione (1688-1766), Machang taillant l'armée en pièces, 1759

 

 

     Oubliez un moment vos prédications morales, destinées, en général, à cacher vos mauvaises actions, et intéressez-vous de plus près à la guerre. Elle a lieu sans arrêt dans tous les domaines, le dernier, brûlant, étant celui des monnaies. Voici donc un nouveau géant qui n’en est qu’à ses débuts : la Chine. Ce n’est pas moral ? Eh non, c’est la guerre.

 

   Contrairement à la croyance américaine dans la toute-puissance du choc militaire frontal (erreur au Vietnam, erreur et enlisement en Irak, prolifération du terrorisme), la stratégie chinoise est comme l’eau : pas de forme fixe, fluidité, ténacité, enveloppements, sinuosités, silence. Ouvrez ce livre magique, magnifiquement illustré, votre bibliothèque l’attendait, il resurgit du fond des âges (Ve siècle avant notre ère), et, sans une ride, il vous montre clairement l’essentiel.

 

    Au moins, c’est net : « La guerre repose sur le mensonge.» «Grande affaire des nations, elle est le lieu où se décident la vie ou la mort, elle est la voie de la survie ou de la disparition, on ne saurait donc la traiter à la légère. » Ce « Sun Tzu » (ou Sun Zi) est le plus ancien traité de stratégie connu. Où était le monde occidental à l’époque ? Vous auriez avantage à relire «l’Iliade » et « l’Odyssée ». Mais ici, en passant, parmi ses commentaires inspirés, Jean Levi ne craint pas de citer Mao lui-même comme continuateur de Sun Tzu, notamment dans un texte de 1938, « De la guerre prolongée ». L’actuel président chinois est-il le successeur de Mao dans un sens qui paraît carrément inverse ? Avec les Chinois, tout est possible. Voyez l’impassible Hu Jintao, à Paris, citant Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Hugo et Alexandre Dumas, devant un Sarkozy fasciné par des contrats à milliards. Courtois, ce Chinois indéchiffrable, principal banquier de la planète, n’a pas évoqué « la Princesse de Clèves ». C’est dommage, il aurait dû.

 

   « L’Art de la guerre » a été dix mille fois lu et relu, il le reste, sauf par les intellectuels enfermés dans leurs préjugés. C’est un livre immoral (comme Machiavel, après tout), mais d’une éthique très stricte. Ecoutez Shang Yang : « Gouverner, c’est détruire, détruire les parasites, détruire ses propres troupes, détruire l’ennemi. » Ici, le général est supérieur au souverain, il agit selon les situations, c’est un « accoucheur du chaos » (Levi), un vrai situationniste. Il est secret, impénétrable, léger, profond, insaisissable. Il connaît parfaitement le terrain, les points forts et les points faibles de l’adversaire. Il se connaît lui-même, surtout, mais cette connaissance échappe à ses ennemis : « Je sais tout de l’autre, parce qu’il ignore tout de moi. » Et voici quelques conseils : « Capable, passez pour incapable ; prêt au combat, ne le laissez pas voir ; proche, semblez donc loin ; loin, semblez donc proche ; attirez l’adversaire par la promesse d’un avantage ; prenez-le au piège en feignant le désordre ; s’il se concentre, défendez-vous ; s’il est fort, évitez-le ; coléreux, provoquez-le ; méprisant, excitez sa morgue ; dispos, fatiguez-le ; uni, semez la discorde. » Vous avez le vertige ? Moi aussi. L’armée chinoise est partout et nulle part, elle est à la fois très structurée (hiérarchisation, sanctions) et informe, car « le sans-forme domine l’ayant-forme». « J’oblige l’ennemi à dévoiler ses formations sans jamais trahir ma forme. Je concentre mes forces, l’ennemi disperse ses hommes ; je forme un corps unique, il est fractionné en dix endroits ; attaquant à dix contre un, je me trouve toujours en supériorité numérique. » Bref, j’attaque là où l’adversaire ne m’attend pas, je surgis toujours à l’improviste. J’utilise une tactique de harassement, méthode qui consiste à user l’ennemi jusqu’à épuisement total pour l’anéantir ensuite. Tout cela n’est pas « bien », mais les embarras à ce sujet conduisent automatiquement au désastre. «Une armée doit être preste comme le vent, majestueuse comme la forêt, dévorante comme la flamme, inébranlable comme la montagne. Insaisissable comme une ombre, elle frappe avec la soudaineté de la foudre. »

 

     Tout repose sur le général, qui devient, en exposant sa vie, un personnage métaphysique. « Le grand général est dépositaire d’un art dont nul discours ne saurait rendre compte, aussi est-il mystérieux comme les dieux ; il voit ce qui échappe à la vue des autres, aussi est-il infiniment clairvoyant. Qui sait l’art de se rendre invisible et de tout voir ne rencontrera pas d’ennemis dans les campagnes ni de pays pour se dresser en face de lui. » Je ne peux pas être deviné puisque je suis capable de faire passer le vide pour le plein et le plein pour le vide. Je m’appuie sur les mouvements de l’adversaire, il travaille pour moi à son insu, ma force ne se présente que sous les dehors de la faiblesse, elle est féminine (le masculin étant trop voyant), je me propulse en avant en me tenant en retrait. Comme la guerre a lieu à chaque instant partout, vous pouvez appliquer ce comportement insolite en affaires, en politique, en littérature, en amour.

 

     Le chapitre 13 du « Sun Tzu » est le plus important. Il traite du renseignement et de l’espionnage, autrement dit des agents secrets. « Il existe cinq sortes d’agents : les agents indigènes, les agents intérieurs, les agents retournés, les agents sacrifiés, les agents préservés. Lorsque ces cinq sortes d’espions sont simultanément à l’œuvre sans éveiller les soupçons, le souverain a tissé un filet magique, lequel constitue le plus précieux de ses trésors. » Un agent « sacrifié » est chargé de transmettre de faux renseignements aux services ennemis : il sera donc démasqué tôt ou tard, la pratique de la désinformation ayant ses limites. Quant aux agents doubles, ils doivent être d’une « intelligence supérieure », ce sont les «intimes » du commandement. En voici un, extraordinaire : le jésuite italien Giuseppe Castiglione, dont vous pouvez admirer le rouleau parfaitement chinois de 1759. Les jésuites avaient tout compris très tôt, ils n’ont pas été suivis par Rome, grosse erreur géopolitique. La tombe du plus célèbre d’entre eux, Matteo Ricci, est aujourd’hui très bien entretenue à Pékin. Qui a le meilleur service de renseignement du monde ? La grande multinationale qu’est le Vatican. La récente parution du dictionnaire chinois-français, le «Ricci », avant toute publication en anglais, en est la preuve : sept gros volumes venant de Taipei, plus d’un siècle de travail, patience et longueur de temps, guerre prolongée dans l’ombre. Un improbable écrivain français de l’avenir le consultera.

 

     La première chose que Mao a demandée à Malraux, lors de la reconnaissance de la Chine par la France, en 1964, a été de lui parler de Napoléon (donc de Clausewitz). On oublie trop souvent cette initiative de De Gaulle, mettant fin au cordon sanitaire occidental établi autour de l’Empire du Milieu. Bien entendu, la cause des droits de l’homme doit être sans cesse rappelée aux Chinois, mais un peu de respect, et moins d’ignorance, pour cette admirable civilisation millénaire serait souhaitable.  On rêve donc du toast qu’aurait pu porter le président de la République française, en réponse aux noms de Montesquieu et de Voltaire prononcés par son homologue chinois : « A Sun Tzu, à l’art de la guerre ! »

 

 

Philippe Sollers

 

L’Art de la guerre, par Sun Tzu, traduit du chinois et commenté par Jean Levi, illustrations choisies et commentées par Alain Thote, Nouveau Monde Éditions, 256 p. 49 euros.

 

Le Nouvel Observateur du 2 décembre 2010