Philippe Sollers
 

TOMBEAU DE HEIDEGGER

 

Extrait de L’École du Mystère

 

Hannah-Arendt-1927 Heidegger-vers1920 Elfride-et Martin-Heidegger-1917
Hannah Arendt, 1927
Heidegger, vers 1920
Elfride et Martin Heidegger, 1917

 

 

 

   Martin Heidegger meurt le 26 mai 1976 à Fribourg. Le 28, il est enterré dans son lieu natal de Messkirch. Devant sa tombe ouverte, son fils Hermann lit des extraits de poèmes de Hölderlin choisis par son père. Il est question de la Grèce antique, vaste salle de fêtes, dont la mer forme le sol, et les montagnes les tables. Le temple de Delphes sommeille. Les paroles qui atteignent leur but au loin scintillent peut-être quelque part, là où le grand destin résonne, mais il faudrait qu'un dieu apparaisse pour qu'une clarté renouvelle tout, le ciel, la terre, la mer. Cela dit, ne rêvons pas : le temps n'est pas venu, la puissance de dévastation fait rage, le divin n'atteint pas ceux qui n'en font pas partie, et pourtant, chacun suit son chemin, et parvient jusqu'où il peut aller.

 

   Un témoin digne de foi a vu Heidegger mort :

   « Qui a vu Heidegger étendu dans son cercueil sait quelle paix, quelle conscience en paix émanait de son visage. » On aime à le croire, et c'est une mauvaise nouvelle pour les calomniateurs affairés. Le mystère de la foi (mais laquelle ?) est là.

 

   Le dossier politique de Heidegger a été étudié en long, en large, à l'envers, à l'endroit, à l'envers, puis, de nouveau, à l'envers, sans qu'on puisse vraiment expliquer comment Hitler, ce vulgaire possédé hystérique, cette folle tordue, a pu, ne fût-ce que dix secondes, séduire ce penseur avec ses gesticulations, ses appels au meurtre, et ses cris. Pourtant, c'est simple : ce penseur de premier ordre a été un petit catholique humilié, fils d'un tonnelier sacristain de sa paroisse. Cette mauvaise origine en pays protestant a pesé lourdement sur lui, sa carrière philosophique universitaire a toujours été marquée de ce point rouge, mal effacé par son mariage avec une luthérienne bon teint. Il est médiéval, ce garçon, humble, authentique, modeste, dissimulé, mais d'une prétention gigantesque. Comme il a du génie, il découvre que la vérité vient de beaucoup plus loin que ce qu'on a cru jusqu'à lui.

   Il se faufile dans le grec, arrive à parler directement avec Parménide, Héraclite ou Anaximandre, radiographie Platon, connaît Aristote par cœur. Comme tous les Allemands, il est bouleversé et encore humilié par la Première Guerre mondiale. Un redressement est-il possible ? Peut-être, et voici un agité du bocal. L'Université va mal, on pourrait s'appuyer sur lui pour la réformer en profondeur. Il est vrai que ce futur criminel est profondément illettré, mais quoi, la situation est désespérante, la force pourrait y remédier. Le penseur est professeur (excellent), il croit à l'enseignement. Il prend ses responsabilités, devient Recteur pendant un an, et déchante vite. Ce n'est pas le renouveau, mais l'enfer,

 

   À vrai dire, le penseur n'aime pas la splendeur catholique. L'Italie lui échappe, il la traverse les yeux fermés, sa femme est de mauvaise humeur. La Renaissance, le Baroque lui semblent des dépenses aristocratiques inutiles, ça ne pense pas, ça va dans tous les sens, l'explosion gratuite des corps le gêne. Il n'est pas allé à Bordeaux comme Hölderlin, Apollon et Dionysos ne lui parlent que par intermittence. Aphrodite ne l'attire pas. Il se sent solidaire d'un peuple imaginaire qui fonce vers sa destruction. Impossible de lui faire goûter Titien, il préfère un mauvais Van Gogh, et, tactique oblige, après la guerre, fait semblant d'aimer Cézanne, Braque, Char, Camus s'il le faut, mais sûrement pas Watteau, Fragonard, Manet, Picasso (Elfriede, devant ces rodomontades et ces fanfaronnades, fait la tronche). Il pense que « les femmes brunes sur le sol de soie » qu'évoque Hölderlin à Bordeaux sont de solides Allemandes blondes. Il se rend compte que Hitler travaille, au fond, pour Staline, donc, plus tard pour l'Amérique. Cela dit, il diagnostique comme personne le règne planétaire de la Technique et l'avènement de l’ersatz.

 

   L'énorme  quantité  étant  devenue  qualité,  l’ersatz (mot allemand) pullule. Un écrivain existe s'il a vendu 100 000 exemplaires (ou plus), sinon, c'est un marginal paresseux, un rêveur, un assisté, une créature de musée. Être, désormais, c'est être remplaçable, a justement pronostiqué le penseur, et les remplaçants, dans le Spectacle mondial, affluent de toute part, en peinture, en musique, en littérature. Entre deux matches de foot, regardés avec passion à la télévision, chez son voisin (le penseur avait une vive admiration anticipatrice pour l'équipe d'Allemagne), le penseur pouvait encore suivre du doigt une partition de Bach. De toute façon, il pensait, la plume à la main, du matin au soir, et même pendant son sommeil. Cela donne une œuvre considérable, en cours de traduction difficile.

 

   Essayez de vous acclimater, en français, à « aître », « estre », « avenance », « allégie », et autres forgeries sourdes, et vous irez vite boire un verre de Voltaire. Tout se passe comme si les traducteurs n'avaient plus de corps pour penser. Le penseur essentiel devient une machine détraquée et obscure, la proie de descendants déprimés des tranchées de 1914 et de 1940, on dirait une ligne Maginot installée en pleine Forêt-Noire. Une telle contorsion révèle un désir de recouvrement et d'échec.

 

   Et pourtant, vous avez l'impression de le comprendre facilement, le penseur, il vous encourage à toute heure. Vous trouvez, malgré lui, que le français est plus physiquement « grec » que l'allemand, et que Nietzsche avait raison sur ce point. Le « miracle français », dictature d'une minorité aristocratique (et puni comme tel), est supérieur au « miracle grec », mais ce point ne peut pas être saisi par le penseur, à cause de ses préjugés de classe. Tout ce qui est d'origine modeste déteste les miracles à commencer, depuis longtemps, par les Français eux-mêmes. J'aime que Voltaire ait écrit, à la fin d'une de ses lettres : « On a voulu m'enterrer, mais j'ai esquivé. Bonsoir. »

 

   Vous aimez les penseurs, vous n'avez pas besoin de parler grec, latin, hébreu, allemand ou chinois. Vous êtes de l'avis de Spinoza pour qui tout ce qui est beau est difficile autant que rare, difficile pour lui, mais facile pour vous. Le vrai éclate dans la splendeur du beau. Si c'est laid, c'est faux. Vous admirez le courage de Spinoza dans son temps obscur, mais vous ne partagez pas la devise de son sceau « Caute », prudence. Vous n'avez plus besoin aujourd'hui, quand tout va à la dérive, d'être cauteleux. Au contraire, tout vous sourit, de l'audace, encore de l'audace. En revanche, vous approuvez la proposition suivante : « La fausseté consiste en une privation de connaissance qu'enveloppent des idées inadéquates, autrement dit mutilées et confuses. »

 

   Vous percevez l'infini partout. Vous savez que « Dieu s'aime lui-même d'un amour intellectuel infini », et que « la Joie (Laetitia) est le passage de l'homme d'une moindre perfection à une perfection plus grande ». Joie, Tristesse, Amour, Haine, Connaissance, vous avez l’horloge enchantée qu'il faut. La joie agit, la tristesse pâtit. Vous trouvez que Casanova, lecteur de Spinoza, a eu raison d'écrire à l'une de ses maîtresses : « Sois gaie, la tristesse me tue. »

   Vous ratifiez la formule suivante, victoire sur vos tendances libidineuses : « La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même. »
Vous sentez et vous éprouvez que vous êtes éternel, et c'est comme si vous aviez écrit :

   « Quand l'Esprit se contemple lui-même, ainsi que sa puissance d'agir, il est joyeux, et d'autant plus qu'il s'imagine plus distinctement lui-même ainsi que sa puissance d'agir. »

   Notez le mot distinctement.

 

 

 

Philippe Sollers, L’École du Mystère,  p. 61 – 66

 

© Gallimard 2015

 

 

Philippe Sollers

 

 

 

 

 

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