Juin 2010

Philippe Sollers

Le journal du mois

  Shanghai

 

 

France bleue

 

  Tout à coup, à cause du foot, la France a des bleus partout. C'est tragique, ahurissant, pathétique, et surtout comique. Le moment est quand même venu de considérer que, désormais, cette équipe nationale n'était que de l'argent déguisé en foot, au point que les autres équipes, plus dissimulées ou professionnelles, ont l'air anormales puisqu'elles semblent prendre le jeu au sérieux. La pénible guignolade fait vendre de l'information spectaculaire, c'est l'essentiel. Oubliés, les inondations, les morts, la marée noire en Louisiane, le problème des retraites, les évasions fiscales de milliardaires, les sommets internationaux, les plans de rigueur. Ce festival de vulgarité et d'injures, ces disputes de petits chefs rapaces occupent tout avant de disparaître dans un néant protecteur.

 

     On peut rappeler, au passage, qu'un jeune Birman de 12 ans, commis à poser des pierres sur les routes, gagne au maximum 1,50 $ par jour. Surabondance cynique d'un côté, effrayante misère de l'autre. La planète tourne ainsi. On aura parlé de l'argent roi, la nouvelle ère est celle de l'argent fou. Regardez ces visages crispés de sportifs nantis, écoutez leurs bafouillages hypocrites. Il paraît qu'ils ont pleuré en écoutant la semonce de la ministre des Sports, la rose et plantureuse Bachelot qui, sur une autre chaîne, très allumée, déclarait sa flamme à La Traviata de Verdi. Le Président, conscient d'être devant une affaire d'État, lui téléphonait, paraît-il, toutes les cinq minutes. L'orage populaire va-t-il se lever? La révolte tonne-t-elle en son cratère? Allons-nous assister à une éruption de la fin ? Après tout, au début de mai 1968, personne n'attendait, sauf quelques signes avant-coureurs, une explosion dans l'Université. Cette fois, ça pourrait venir du bas, du terrain, de l'humiliation physique quotidienne. Mai-68 a-t-il été assez éradiqué ? La France, rouge de honte, peut-elle se bouger encore ?

 

18 juin

 

  Qui a entendu le discours d'un obscur général transmis, le 18 juin 1940, à travers les ondes de la BBC ? Presque personne. Pourquoi, soixante-dix ans après, vrai retour du refoulé, n'est-il question que de De Gaulle ?

 

     Voyons les dates : si De Gaulle meurt en 1940, il passe à la trappe ; en 1950, il est placardisé ; en 1960, la guerre d'Algérie risque de lui coûter la vie ; en 1970, on l'enterre ; en 1980, Mitterrand est bien décidé à le rayer de la carte; en 1990, même topo ; en 2000, il est trop lourd à porter pour Chirac ; en 2010, le revoilà, mais comme un spectre, puisqu'on n'interroge que de vieux revenants, d'ailleurs sympathiques.

 

     Personne ne m'a demandé mon avis sur mon expérience d'écouteur de Radio Londres, à 6 et 8 ans, dans des greniers calfeutrés de Bordeaux. C'est pourtant, pour moi, une expérience inoubliable, surtout à cause de l'intense poésie surréaliste qui se dégageait des messages codés sur fond de brouillage. En voici quelques-uns, parmi les plus énigmatiques et les plus beaux : « Je cherche des trèfles à quatre feuil­les / Les colimaçons cabriolent / Nous nous roulerons sur le gazon / Les grandes banques ont des succursales partout / Le cardinal a bon appétit / J'aime les femmes en bleu / Elle fait de l'œil avec le pied / La brigade du déluge fera son travail / Ne vous laissez pas tenter par Vénus / Saint Pierre en a marre. »

 

     Que déclenchaient ces messages « personnels » ? Des attentats ? Une destruction de ponts ? Une fuite précipitée ? Un assassinat ciblé ? Je n'ai jamais été gaulliste, on s'en doute. Mais ce général réfractaire m'a ému, et j'aimerais l'entendre aujourd'hui, sur une radio clandestine, dire ce qu'il pense des marchés financiers. Quoi qu'il en soit, j'ai beaucoup rêvé, dans mon enfance, de me rouler un jour sur le gazon avec des femmes en bleu. Je l'ai d'ailleurs fait, mais ne le dites à personne.

 

Shanghai

 

  Prenez ce livre passionnant pour l'été : Shanghai : histoire, promenades, anthologie et dictionnaire, sous la direction de Nicolas Idier (1). Nicolas Idier, dans sa présentation, évoque cette ville géante, devenue, en quelques années, la capitale de l'économie mondiale : « Shanghai est une boule de cristal où l'on peut lire l'avenir qui nous attend : les chantiers, la verticalité, l'agression du visuel et du bruit permanent. La menace de la chute, aussi. Shanghai offre la vision d'une ville traquée, pourchassée par elle-même, par ses réussites, par le risque permanent. Elle semble se répéter la phrase de la sorcière Hécate dans Macbeth, de Shakespeare : « Il insultera le destin, narguera la mort, et mettra ses espérances au-dessus de la sagesse, de la religion et de la crainte. Et, vous le savez, la sécurité est la plus grande ennemie des mortels. »

 

 

Diderot

 

  Diderot est, avec Voltaire, l'un des meilleurs joueurs de l'équipe de France, et on aurait avantage à les réintégrer d'urgence dans le grand match symbolique en cours. Voici donc votre deuxième livre pour l'été : Diderot. Lettres à Sophie Volland (2). Écoutez ça, nous sommes à Paris le 11 mai 1759, l'homme de l’Encyclopédie (vingt ans de travail) raconte une de ses soirées à son amoureuse : « Nous nous entretînmes d'arts, de poésie, de philosophie et d'amour ; de la grandeur et de la vanité de nos entreprises ; du sentiment ou du ver de l'immortalité ; des hommes, de dieux et des rois ; de l'espace et du temps; de la mort et de la vie. C'était un concert... »

 

     Merveilleux Diderot, qui donnait rendez-vous à sa Sophie dans les jardins du Palais-Royal, sur « le banc d'Argenson ». Un jour, il écrit dans le noir : « Je continue à vous parler, sans savoir si je forme des caractères. Partout où il n'y aura rien, lisez que je vous aime. » Une autre fois : « Je sens à chaque instant qu'il me manque quelque chose, et quand j'appuie là-dessus, je trouve que c'est vous. » Et encore : « On me trouve sérieux, fatigué, rêveur, inattentif, distrait, pas un être qui m'arrête, jamais un mot qui m'intéresse. C'est une indifférence, un dédain qui n'excepte rien. Cependant on a des prétentions ici comme ailleurs, et je m'aperçois que je laisse partout une offense secrète. »

 

     On ne sait rien de Louise-Henriette Volland, dite Sophie (1716-1784), sauf qu'elle est restée célibataire. Rien, aucun document, aucune lettre, excepté son testament autographe léguant à sa mort, à Diderot, « 7 petits volumes des Essais de Montaigne, reliés en maroquin rouge, plus une bague que j'appelle ma pauline ». Comme quoi la vraie philosophie est amour.

 

  Philippe Sollers

 

(1) Bouquins, Robert Laffont, 2010.

(2) Non Lieu, 2010.

 

Le journal du Dimanche du 27 juin 2010

rss
Home