Journal du mois

29 janvier 2012

Philippe Sollers
Mao Zedong
JDD

 

Agitation

 

 Qui veut faire perdre Sarkozy? Tout le monde, ou presque, à commencer par lui-même (« Cinq ans, ça suffit. »). Là-dessus, Hollande se réveille, modère ses mouvements de bras, enflamme ses partisans, sort comme un loup du bois, évite le flou, se durcit à gauche. Le changement s'impose de toute façon, malgré la crise, la perte du triple A, l'insécurité, le chômage et le désordre mondial. Sarkozy protecteur contre les marchés financiers ? Non, Hollande. Cependant, les médias s'agitent et trouvent une parade : si la finale opposait Marine Le Pen à Bayrou ? Ce serait Bayrou à coup sûr, terrassant, en tracteur, la Walkyrie blonde qui n'a toujours pas ses 500 parrainages, déni évident de démocratie.

 

 Au fond, les candidats masculins rêvent tous de se retrouver avec Marine Le Pen en face d'eux pour gagner confortablement sans problème. Chirac, prophète de la Corrèze, l'a dit : un républicain doit voter Hollande. La seule chose qui me retient de me déclarer pour ce dernier est sa proximité avec Mazarine Pingeot, laquelle vient de s'exprimer ainsi, à la télévision, à propos de mon nouveau roman (1): « L'écriture de Sollers est inintéressante, et son livre n'a aucun intérêt. » Par table tournante, François Mitterrand m'a aussitôt fait savoir que sa fille exagérait. Il croit aux forces de l'esprit, lui, moi aussi.

 

 Cela dit, vous avez probablement jeté un coup d'œil sur les prétendants républicains à la Maison-Blanche. Là, vraiment, ça fait peur: Argent, Argent, Dieu, Famille, les visages sont à vomir. Le plus riche est mormon. Il a été envoyé autrefois par sa secte à Bordeaux, pour convaincre les indigènes du coin de ne plus boire de vin. Échec total.

 

Rafle

 

L'agitation est aussi intellectuelle, comme le prouve un éditorial passionné de Jacques Julliard dans Marianne: « Camus réhabilite la littérature française. » La littérature française, sachez-le, s'est déshonorée au long du siècle dernier. Sont ainsi condamnés : tous les surréalistes (en particulier Breton et Aragon), Sartre, évidemment, et, bien entendu, Céline. Il y en a d'autres, mais ces quatre-là paieront pour tous. Dans un moment de mégalomanie, je pose ma candidature à cette rafle, au risque de me retrouver avec ces personnages peu recommandables, et qui, en plus, se détestent entre eux. La conversation serait éblouissante. Mon petit doigt me dit d'ailleurs que l'excellent Camus trouverait aujourd'hui cette éradication littéraire peu souhaitable. Je l'imagine même en train d'écrire un article sous le titre « Libérez Sartre ! » Ça ferait du bruit.

 

Culture générale

 

 La suppression de l'examen de culture générale à Sciences-Po a fait couler beaucoup d'encre. Mais enfin, assez d'hypocrisie: lorsque Sarkozy s'est laissé aller à traiter par-dessus la jambe La Princesse de Clèves, j'ai vu beaucoup d'indignés qui n'avaient jamais ouvert ce chef-d'œuvre de leur vie. On sait que la formation des étudiants doit être avant tout pratique, et leur adaptation aux marchés financiers automatique. Pourquoi les embêter avec la culture ? Ils ont leur culture à eux, et vous n'allez pas leur faire perdre leur temps avec l'histoire, la peinture, la musique, la littérature.

 

 Je propose autre chose aux médias, radios et télévisions : toute personnalité politique sera interrogée pendant cinq minutes en direct sur des œuvres incontournables. Que Bayrou réponde sur l'Olympia, de Manet, Hollande sur les Mémoires de Casanova. On sera curieux d'entendre Eva Joly sur Les Fleurs du mal, de Baudelaire, avec récitation de deux vers qui vibreront sous son charmant accent. Marine Le Pen sera étonnante à propos de Guernica, de Picasso. On pourra juger de l'ouverture d'esprit du laïcard Mélenchon en lui demandant ce qu'il pense de sainte Thérèse d'Avila. Le triste François Baroin devra s'exprimer sur André Breton, et la sémillante Valérie Pécresse sur Sade. Nadine Morano improvisera sur Un bar aux Folies Bergère de Manet, et Sarkozy sur Les Demoiselles d'Avignon de Picasso. On osera demander à Anne Sinclair ce qu'elle éprouve en relisant Les Liaisons dangereuses. Marielle de Sarnez, avec son beau visage de martyre, se confiera sur La Religieuse, de Diderot. On piégera Villepin avec une citation particulièrement tordue de Rimbaud. Christine Boutin fustigera Céline, et Jean-François Copé, Aragon. Le prochinois Raffarin devra expliquer rapidement les moments forts de l'érotisme asiatique. François Fillon, enfin, dira en quelques mots ce qu'il pense de Marx, Rachida Dati de Freud, et Carla Bruni de Nietzsche. Alain Juppé confessera, pour finir, son goût pour les vins du Médoc et Jean-Louis Borloo son addiction à l'eau minérale.

 

Réfractaire

 

 J'ai beaucoup choqué un animateur de télé en me réjouissant que le yuan, la monnaie chinoise, soit devenu une monnaie mondiale, exhibant sur ses billets de banque roses ou bleus le visage d'un jeune Mao. Je disais simplement qu'aucun billet de banque n'était encore à l'effigie de Staline, Hitler, Mussolini, Franco ou Pétain. Dans l'ordre criminel, on a eu successivement une thèse, Staline, une antithèse, Hitler, et une synthèse, Mao. Seul ce dernier a encore son portrait un peu partout. C'est effrayant, mais c'est comme ça.

 

 À la fin de sa vie, Claude Simon, Prix Nobel de littérature (prix fort mal reçu en France à l'époque), donne des conférences merveilleuses dont certaines viennent de paraître (2). Il s'intéresse de plus en plus à Proust dont il cite la phrase suivante : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. » Je me demande si, pour cette seule déclaration, Proust ne devrait pas être, lui aussi, raflé au nom de la morale. Claude Simon insiste sur la séparation radicale entre littérature et fonction morale ou sociale, et fait vivre devant vous certaines descriptions surprenantes d'À la recherche du temps perdu. Mais il raconte aussi un de ses voyages dans l'ex-URSS. «J'ai subi, raconte-t-il, une sorte de bizarre interrogatoire au cours duquel, entre autres questions, on m'a demandé quels étaient les principaux problèmes qui me préoccupaient. J'ai alors répondu que ces problèmes étaient au nombre de trois: le premier: commencer une phrase; le deuxième: la continuer; le troisième enfin: la terminer, ce qui, comme on peut le deviner, a jeté un froid.»

 

(1)      L'Éclaircie (Gallimard).

(2)      Quatre Conférences (Minuit).

 

Philippe Sollers

Le Journal du Dimanche du 29 janvier 2012

 

 

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