Janvier 2010

Philippe Sollers

Le journal du mois

Sollers JDD

 

 

Lisbonne et Haïti

 

      Contre les religieux et les philosophes ayant tendance à trouver que « tout est bien », ou que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles », Voltaire, en 1756, écrit son grand poème Le Désastre de Lisbonne. Devant la catastrophe du tremblement de terre d'Haïti, il est saisissant de le relire aujourd'hui. Lisbonne, ville engloutie en 1755, Port-au-Prince ces temps-ci : même horreur, même souffrance. Certes, les secours et les dons affluent, mais il y a, et il y aura toujours, puisque l'ancien Dieu est devenu entièrement Société, des fonctionnaires de l'optimisme pour tourner la page et revenir vite à la Bourse. Que dit Voltaire? Ce ne sont que « ruines affreuses, débris et lambeaux de cadavres, membres dispersés, cendres, femmes et enfants entassés l'un sur l'autre, cent mille infortunés que la terre dévore. » Dieu voit-il tout cela d'un œil indifférent? C'est probable. Vous dites que Dieu n'existe pas? Sans doute, mais son remplaçant numérique fonctionne à plein régime, et les banques ne se sont jamais si bien portées. Reste ce cri mémorable, qui conduira Voltaire, plus tard, à l'ironie supérieure de Candide, ce petit roman étincelant toujours actuel.

 

 

Ressources humaines

 

      Il fut un temps où la République française avait des présidents monarques. Nous en sommes loin, désormais, et il vaut mieux parler d'une entreprise appelée « France », dont Nicolas Sarkozy est en somme le DRH, directeur des ressources humaines. Le voici dans son nouveau rôle: profil bas, compréhensif et compassionnel, tout ne va pas si mal, tout ira mieux, vous verrez, dans le moins de chômage possible. Le directeur est un peu étriqué, appliqué, mais proche de ses employés angoissés, réunis à la cafétéria du comité d'entreprise. Quand on est cadre supérieur, avec un salaire plus que conséquent, la seule chose à faire est de calmer les esprits, de leur demander d'attendre, ou d'aller se faire vacciner, les stocks regorgent de doses. Le DRH Sarkozy peut même compter sur l’assistante sociale qui monte, la solide et charmante Martine Aubry. Les retraites, voilà l'avenir sur lequel, bon an, mal an, on devra s'entendre. J'avais prédit que notre DRH Sarko serait en danger quand Carla Bruni serait complètement démodée: c'est fait. L'entreprise France a maintenant besoin d'une femme populaire, épanouie, bien en chair, pas people pour un sou, avenante et sécurisante. C'est Martine Aubry, aucun doute, bien meilleure dans le rôle de l'identité nationale sans burqa que Ségolène Royal, trop branchée au centre, et que ses concurrents masculins déjà très vieillis.

 

 

Camus

 

      À force de commémorer Camus, de le panthéoniser, de le transformer en fantôme abstrait, on a réussi à le rendre ennuyeux. Comme toutes ces histoires avec Sartre, le communisme et Les Temps modernes sont poussiéreuses! C'était il y a longtemps, dans l'obscur XXe siècle.

 

      Le Camus vivant (par pitié, qu'on le laisse dormir tranquille au soleil de Lourmarin!) est, pour moi, celui de Noces et de L'Eté. Camus ne dit pas que « tout est bien », puisqu'il y a la misère et l'absurde. Mais il fait confiance, sur fond de tragique, à ce qu'il sent de plus physique et de plus animal en lui, ce qu'il nomme « l'orgueil de vivre ». « Aujourd'hui l'imbécile est roi, et j'appelle imbécile celui qui a peur de jouir. » Il insiste, Camus, il veut de toutes ses forces « rejoindre les Grecs ». « Le sens de l'histoire de demain n'est pas celui qu'on croit. Il est dans la lutte entre la création et l'inquisition. Malgré le prix que coûteront aux artistes leurs mains vides, on peut espérer leur victoire. Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante. »

 

      Ces lignes sont écrites en 1948. En 2010, la lutte entre la création et l’inquisition reste la même. En 1950, Camus écrit encore: « Je ne hais que les cruels. Au plus noir de notre nihilisme, j'ai cherché seulement des raisons de dépasser ce nihilisme. (...) Eschyle est souvent désespérant : pourtant, il rayonne et réchauffe. Au centre de son univers, ce n'est pas le maigre non-sens que nous trouvons, mais l’énigme, c'est-à-dire un sens qu'on déchiffre mal parce qu'il éblouit. » En 1952, voici une récusation des « tombeaux criards » (et qu'est-ce que le Panthéon, sinon un trafic bruyant de cercueils ?) : « Un jour, quand nous serons prêts à mourir d'épuisement et d'ignorance, je pourrai renoncer à nos tombeaux criards, pour aller m'étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre, une dernière fois, ce que je sais. »

 

      Énigmatique et silencieux Camus, qu'on veut à tout prix simplifier et réduire. En 1953, quatre ans avant son Nobel, sept ans avant son accident mortel, il écrit : « Un brusque amour, une grande œuvre, un acte décisif, une pensée qui transfigure, donnent à certains moments la même intolérable anxiété, doublée d'un attrait irrésistible. (…) J'ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d'un bonheur royal. » C'est beau.

 

 

Jalousie

 

      Dans sa soudaine, injuste, furieuse et jalouse attaque de Jan Karski*, le magnifique roman d’Yannick Haenel, Claude Lanzmann prétend que je lui ai annoncé la publication de ce livre « un matin, par un coup de téléphone hâtif bâillonnant l’information ». Ce serait, selon lui, dans mes habitudes. Rien de plus faux, puisque j’ai sous les yeux, à l’en-tête des éditions Gallimard, la copie de la lettre que je lui ai envoyée le 24 mars 2009. Je lui vante les mérites d’Haenel, grand admirateur de Shoah, et lui dis qu’il pourra constater, dès les premières pages un vibrant hommage à son film. Cette lettre et l’envoi du livre en mai sont restés sans réponse, et Lanzmann, dans nos nombreuses conversations, n’y a jamais fait allusion. Mais voilà : le roman d’Haenel, ensuite, a eu beaucoup de succès, et tout à coup Lanzmann se déchaîne. Je n’en dirai pas plus, ayant pour règle de dire le moins de mal possible de mes anciens amis.

 

  Yannick Haenel Jan Karski

* Jan Karski, Yannick Haenel, Gallimard, L’Infini, 2009.

Philippe Sollers

 

Le Journal du Dimanche du 31 janvier 2010

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