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Guerres secretes Philippe Sollers

« Je me demande depuis un certain temps, alors que j’ai lu et relu Homère, L’Iliade et L’Odyssée, pourquoi ce vieux texte monte de plus en plus vers moi d’une façon fraîche, énigmatique et violente. Et pourquoi, dans le même temps, tout ce qui peut se dire en chinois, dans la stratégie chinoise en particulier, monte avec le même caractère d’urgence. Serait-ce que la Grèce et la Chine ont des choses à se dire ? Le grand stratège Sunzi a vécu entre Homère et Euripide. Ces figures précèdent de peu l’ère qu’on dit chrétienne, et qui méritait mieux que d’inaugurer un calendrier. Les Grecs et les Chinois ont failli se rejoindre après le Concile de Trente. Puis ces mondes se sont séparés, grosso modo depuis la Révolution française, avant d’être peu à peu oubliés de tous : la synthèse, ou plutôt la tenue de la contradiction, n’a pu être opérée longtemps. Les Chinois sont délibérément méconnus. Quant aux Grecs, on sait le sort d’oubli qui leur est maintenant réservé. »

Ph.S.

Guerres secrètes, Gallimard, Folio n°4995  

 

Philippe Sollers en Grèce, 1978
Philippe Sollers
Philippe Sollers en Grèce, 1978

 

LA GUERRE D’UN DIEU : DIONYSOS

 

 

Pour aller vers ce dieu grec, si étrange, et sur lequel il reste sans arrêt des choses à dire - puisqu’il est la mobilité même, le masque, la métamorphose incessante -, il faut rappeler quelques données.

Il a d’abord deux naissances. Dionysos est conçu de l’union de Zeus et d’une mortelle, laquelle influencée par Héra fort jalouse, qui lui suggérait de demander à son amant de lui apparaître dans toute sa gloire, est foudroyée, alors que le fœtus divin n’a que six mois. Il est donc introduit dans la « cuisse » de Zeus lui-même, qui lui donne une deuxième naissance, le moment venu. Notons que Zeus a suscité, au moins deux fois, une jalousie intense de Héra : lors des naissances d’Athéna et de Dionysos.

Lisons sur ce point Marcel Detienne :

 

La colère d’Héra est très grande, elle vient se plaindre de la conduite de son époux, non pas de ses infidélités qui lui don­nent parfois de l’humeur. Mais pour avoir avalé Métis et pour avoir englouti toute la ruse du monde, Zeus devenu gros d’une fille sans mère a engendré de lui-même Athéna. Il est devenu père sans l’aide de son épouse, à lui seul il possède les deux noms de père et de mère. Héra se trouve dessaisie de son pouvoir essentiel : la légitimité du lit conjugal. La naissance insolite d’Athéna dénie sa souveraineté sur la couche royale. (1)

 

Un Dieu à la fois père et mère, nous avons cela dans d’autres coordonnées. Retenons surtout, pour notre propos, que la persécution de Dionysos sera le fait de Héra.

Je commence par le mythe de Zagreus, la façon dont les Orphiques racontent l’histoire de Dionysos. On a retrouvé des graffitis avec ces inscriptions : « vie - mort - vie » ; plus étrange : « vérité - Dio » ; plus intéressant encore : « paix - guerre » et « vérité - tromperie ». Voilà ce que les Orphiques disent d’eux-mêmes. Il est fort intéressant de voir que tout cela touche la couche la plus pro­fonde, la mise à mort de Dionysos par les Titans.

 Sur le conseil de Héra, ils attirent l’enfant Dionysos et l’égorgent, le font bouillir, rôtir, à l’exception de son cœur. Le « cœur absolu » de Dionysos échappe à cette scène sauvage. Mais cela n’a rien à voir avec Osiris. Nous sommes ici dans le fond grec : d’où viennent les mortels ? Des cendres (ou de la suie) des Titans foudroyés par Zeus. Ils sont définis comme porteurs d’un meurtre originaire et c’est pour cela qu’il faut regarder par là. Je sais bien que l’on nous parle évangéliquement du « père du mensonge, homicide depuis le début », mais en grec, la sauvagerie dont sont issus les mortels eux-mêmes consiste à avoir entraîné un dieu enfant - c’est le massacre d’un innocent -, dans une violence qui rejaillit en pluie fine de cendres et de suie sur l’espèce humaine elle-même.

Ce dieu, qui est toujours représenté entre vie et mort, et comme né plutôt deux fois qu’une, vient hanter les mortels, à commencer par les Grecs eux-mêmes. Il est sûrement le plus grec des dieux grecs puisqu’il clôt le cycle et que, dernier dieu, c’est lui qui accomplit la boucle des dieux. Qu’il soit inséparable d’Apollon est encore une autre affaire.

Que dire de sa naissance avec une mortelle ? Zeus engrosse Sémélé, laquelle lui demande ensuite de se montrer à elle dans toute sa puissance. C’est une ruse de Héra. Zeus se montre à elle et la foudroie. Il sauve alors l’embryon, le fait renaître, et le confie à Hermès. Il faut échapper à la jalousie de Héra, incapable de supporter la naissance de ce dieu. Voilà pourquoi on l’habille en femme, cela va le suivre pendant toutes ses productions. Mais ça ne suffit pas : il faut qu’il s’enfuie à Nysa, quelque part en Asie, en Ethiopie ou en Afrique. Il prendra alors la forme d’un chevreau. C’est là aussi qu’il va découvrir la vigne et le lierre. Héra le poursuit toujours de sa vindicte implacable, mais Dionysos s’en tire quand même, non sans être frappé de folie par Héra.

Voilà que se dressent deux personnages fondamentaux : la mort et la folie. Que serait donc le fait d’échapper en même temps à la mort et à la folie, comme s’il s’agissait de deux termes interchangeables ? Dionysos erre alors à travers l’Égypte et la Syrie, il est recueilli en Phrygie par Cybèle et il va se faire purifier et initier. En Thrace, il est poursuivi par le roi Lycurgue, et il doit se réfugier au fond de l’eau chez Thétis. Après cela, c’est l’Inde, avant de revenir à Thèbes, le lieu de sa naissance où le refoulement de sa divinité doit être évidemment le plus violent, la dénégation dont il est l’objet la plus évidente, et les conséquences de cette dénégation les plus dramatiques. Revoici, mais plus violente, nous allons le voir, l’affaire des prétendants.

Nul n’est dieu dans sa patrie et dans son pays, en tout cas c’est la démonstration la plus extravagante qui nous en est donnée par le vieil Euripide. Mais ce n’est pas fini. Dionysos se rend à Argos, où il va passer de plus en plus évidemment par la folie féminine. Ce dieu va faire éclater ce qu’il en est de la substance féminine domestique, ou domestiquée. C’est pour cela qu’à Argos, les femmes se mettent à dévorer leurs enfants, ce qui est pour le moins extrême. Elles dévorent ce qu’elles ont de plus précieux, du moins peut-on le supposer. L’aventure du dieu n’est pas finie : il va à Naxos, il est enlevé par des pirates. Les avirons se changent en serpents, le lierre envahit le navire, des flûtes invisibles se mettent à résonner, des guirlandes de vigne s’enroulent au mât. Et les pirates deviennent fous, se jettent à l’eau où, soit disant repentis, ils seront appelés dauphins. Après quoi, le dieu continue sa mission, il va chercher sa mère Sémélé aux enfers. Hadès lui demande en échange quelque chose de précieux : le myrte qui ornera le front des Élyséens.

Après quoi il monte au ciel. Il l’a bien mérité. Non sans avoir eu, juste avant, son aventure extrêmement mysté­rieuse avec Ariane. Ce dieu de la sauvagerie qui rend fol(le) a une élue. Il n’est pas là pour faire des orgies lui-même, le malentendu va porter là-dessus. Tout ça bouil­lonne, en effet, mais avec une étrange pudeur, qui fait que le dieu lui-même est tout à fait distant par rapport à ce qui se produit. Ce qui bouillonne, c’est plutôt le refoulement dont ce dieu est l’objet : ce que Freud, si l’on veut, appellera l’hystérie. Nous savons que les bacchanales ont envahi Rome. Pourquoi ne pas penser que cela continue en sous-main, cette illusion du bouillonnement sexuel, d’un dieu peut-être, qui ne souhaite pas forcément le bien humain ? Pourquoi un dieu devrait-il faire le bien ? Voilà une obligation à laquelle les dieux ne sont pas tenus le moins du monde.

Walter Otto a tendance à faire de Dionysos un dieu dément, parce qu’il déclenche la démence. Ce dieu qui n’est pas celui des philosophes et des savants, est un « dieu philosophe ». Un dieu qui pense, et dont les menées sont encore plus obscures que celles des Olympiens, Zeus compris. Ce fils de Sémélé, c’est le dieu qui vient. Il est immédiatement sensible, on ne le connaît que dans le face-à-face, raison pour laquelle il porte souvent un mas­que. C’est un dieu pour qui tout ce qui est fermé s’ouvre et, dans le vacarme qui l’accompagne, nous entendons un silence de mort. Avec lui, toutes les contradictions peuvent jouer, espace et temps. C’est un dieu qui fait immédiatement danser, y compris sa mère. Un dieu qui est libérateur, comme le vin lui-même et que l’on peut appeler aussi bien « le joyeux » que « le nocturne » ou le « dispensateur de richesses ». Vous pouvez l’appeler aussi « celui qui est né du feu », « l’ardent ». C’est un dieu par-delà bien et mal, par-delà la mort et la folie, ce qui va encore plus loin. Il est multiforme, taureau, lion, léopard, son animal indicatif étant la panthère. C’est un dieu enfin qui passe par les femmes.

In vino veritas. Quel vin ? Quelle vérité ? Il y a de fâcheuses vérités dans le vin, surtout dans le mauvais, connaissance en vins est requise, raison pour laquelle quand Hölderlin arrive vers Bordeaux et qu’il dit « Apollon m’a frappé », c’est de Dionysos qu’il s’agit. Il faut croire que, là aussi, un dieu s’est présenté à un mortel. Nous pouvons faire ici une petite embardée par la Genèse avec l’ivresse de Noé - il va s’ensuivre des histoires de fils qui ne sont pas claires.

Nous avons vu les animaux, la vigne et le vin qui fermenter à l’approche du dieu, qui va bouillonner dans des piscines, qui va se transformer en eau si on le trans­porte à quelque distance. Je signale, en passant, que Dionysos a des arbres et des plantes bien à lui : le lierre, le myrte donné en échange de sa mère, et enfin le pin. Et puis nous avons le figuier. On peut donc l’appeler, comme Pindare, « le dieu des arbres ». Nous remarquons qu’il n’a pas de temple à lui, il est là où il se manifeste. Nous savons aussi, par Pindare, que Bacchus est l’autre nom de Bromios, notre Dionysos, et qu’il aime les fleurs, par exemple. Il sort de l’eau et y retourne, c’est le dieu qui vient de la mer couleur de vin. C’est le navigateur, le dieu de la mer et de la côte, en tout cas familier des grottes. Plutarque est très précis : ses emblèmes sont une cruche de vin, une vigne, un bouc, une corbeille de figues et enfin le phallus. On retrouve tout cela sur des vases.

 

Walter Otto écrit :

 

 Faire sauter les liens du devoir conjugal et de la moralité domestique pour suivre sur les cimes la torche du dieu et remplir les forêts de sauvages cris d’allégresse, voilà à quoi Dio­nysos appelle les femmes.

  

Et sur l’arrivée de ce dieu qui vient :

 

Il glisse en silence sur la surface des eaux et, avec son arrivée, la nature s’anime. [2]

 

Voilà comment se manifeste ce dieu étranger, qui est réellement né au lieu qui lui dénie sa naissance, que nous rencontrons partout et qui n’est nulle part chez lui, qui se manifeste de façon épidémique, ce dieu pressenti par Baudelaire qui parle du « dieu mystérieux caché dans les fibres de la vigne » - le vin n’étant d’ailleurs que la conséquence d’une goutte du sang des dieux. Ce dieu-là vient du dehors, il arrive d’un ailleurs. Mais paradoxe appa­rent : cet ailleurs est l’endroit même où il est né. C’est pour cela qu’entre la vie et la mort, il n’arrête pas d’osciller entre la présence et l’absence.

 

Roland Barthes a fait en 1978 une improvisation à mon sujet, qui s’appelle « L’oscillation ». Il y fait le parallèle entre l’hésitation gidienne et l’oscillation incessante dont je semble être possédé. Il rapporte en passant que l’hésitation, voie initiatique de compréhension progressive, est très bien tolérée socialement, comme si c’était un modèle parrainé d’une certaine façon par la vision intellectuelle. C’est une voie progressive, je dirais même progressiste, qui implique des retours, des autocritiques, des mises au point. Il part donc d’une phrase de Kafka : « Je n’ai rien de définitif», et il dit que mon axe d’action est d’empêcher l’image de prendre. Il prophétise que nous allons vivre de plus en plus dans une civilisation de l’image, et que celui qui s’attaque à la non-fixation de l’image commet là un acte grave. J’allais dire dionysien. Le terme choisi là est l’oscillation, très mal tolérée.

Ce dieu oscille entre présence et absence et sa nature est éminemment épiphanique, ou « théophanique », comme le dit Otto. Problème que j’ai déjà posé : comment reconnaître un dieu que l’on ne connaît pas ? Le surgissement singulier du divin a toujours pour conséquence le fait de n’être pas reconnu. C’est précieux : « n’être pas reconnu » est presque la marque du divin lui-même. Les conséquences qui s’ensuivent débouchent pour Dionysos sur le paroxysme en terre natale.

 

Elle est retrouvée.

Quoi ? L’Éternité,

C’est la mer mêlée

Au soleil

 

La mère s’est mêlée au soleil ? Tiens, tiens. Verlaine n’a pas compris qu’il était en présence de Dionysos. Il l’a senti, et ça l’a bouleversé, mais il n’a pas compris grand chose.

 

Marcel Detienne écrit :

 

Le seul théâtre à la mesure de ses bonds, c’est la mer. Les îles, une à une, et la terre mille fois découpée de l’Hellade. Son aire de danse est vaste autant que la Grèce entière. [3]

 

Voilà pour l’espace. Pour le temps, c’est le dieu qui bouleverse la temporalité régulière des saisons. Ce dieu échappe au « ni... ni », c’est le « et... et », ce qui coupe court à toute prétention monomaniaque, monotonement maniaque. Dans ce qu’on dédaigne sous le nom de polythéisme, on ne voit pas qu’est à l’œuvre cette extraordinaire et féconde expérience de l’un et du multiple à la fois.

 

Pour aller plus loin dans ce qu’il faut se représenter comme drame, nous allons à Thèbes, bien avant que s’y introduise une peste due à un meurtre du père et à un inceste avec la mère. Bien avant l’histoire d’Œdipe, humaine, trop humaine, nous allons droit aux Bacchantes d’Euripide, chef-d’œuvre étonnant : pièce de grande transgression qui nous dit en quoi la négation du dieu, de celui-là en particulier et du dieu en général - mais c’est celui-là qui justement fait sauter la dénégation, la forclusion -, entraîne une catastrophe passant par les femmes. « Ni l’homme, ni la femme », nous disait l’apôtre ? Nous allons voir cela de plus près.

En tout cas, ce n’est pas le rêve androgynal qui va nous apprendre la virulence de ce qui ne sommeille que d’un œil, par les femmes, dans les sociétés humaines. Voir - on y revient décidément toujours - le début de Femmes :

 

Le monde appartient aux femmes, c’est-à-dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment.

 

Fronton dionysien explicite.

 

(...)

PHILIPPE SOLLERS

Guerres secrètes, Gallimard, Folio n°4995

 


 [1] Marcel Detienne, Les Dieux d’Orphée, Gallimard, coll. «Folio-Histoire». 2007, p. 123.

[2] . Walter Otto, Les Dieux de la Grèce, Payot 1928.

[3] . Marcel Detienne, op. cit.

 

 
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