Le temps qu'on nous inflige

n'est pas celui que je dis.

Philippe Sollers  Grand Beau Temps

Édition conçue et établie par Guillaume Petit

extraits:

...

 Il y a dans l'être humain quelque chose qui veut sans cesse en finir avec la singularité. Eh bien moi, non, l'infini doit être posé d'abord.

 

Il m'arrive de plus en plus souvent d'entendre les expressions les plus simples, comme chargées d'une vérité inexplorée. Clair comme de l'eau de roche ...

 

Le marxisme (forme forcée du rationalisme) est une religion et pire qu'une religion, en un sens, parce qu'il est encore plus appauvri que ce que stratifie une religion symboliquement.

 

Le Christ est le premier et le seul athée sérieux, qui résout par l'abandon, par la douceur, par le contraire absolu de la violence, la violence qui se dit dans toute écriture.

 

Un artiste, c'est quelqu'un qui a affaire à la police de l'espèce sous forme, en général, de femmes. Je ne veux pas dire par là qu'elles ne sont pas bien, elles sont simplement appelées là pour que le père, tel qu'il doit être, c'est-à-dire religieux, n'ait pas, si j'ose dire, de contact trop invisible, autrement dit trop intime, avec un fils. Parce que, à ce moment-là, ils pourraient, non pas seulement se dire des choses, mais se transmettre quelque chose d'incomptable.

 

La poésie - occupation la plus innocente de toutes, sans prix - peut donc vous dire ce qu'il en est du gargouillis des gorges incapables d'une parole entière, integra, intègre.

 

La morale, c'est se sentir coupable. On doit se culpabiliser sans arrêt, et culpabiliser les autres, voilà notre rôle. Coupables de quoi? De tout, de rien, de presque tout, de mille fois rien ... D'être des hommes, d'abord: voilà le ressort.

 

Le monde entier est un théâtre, et le musicien, comme le poète, en a la clé et les éclairages.

 

La création d'un côté, les cancans de l'autre. Le désir étant bon pour la création, il est normal que la société s'en défende, le cadre, le dévoie pour l'épuiser, ou le freiner. Elle a plusieurs moyens pour cela: répression, débauche, mariage, enfants, argent. Tous les moyens à la fois, comme dans notre époque simultanément pornographique et conformiste, conventionnelle et terroriste, ce serait évidemment l'idéal.

 

La bête sociale sent toujours que quelque chose risque de lui échapper, surtout par écrit. Elle doit donc, en bonne logique, entraver le corps qui en serait la source.

 

On est célibataire, flottant, dépensier, rêveur. On est persuadé que la vie n'a aucun sens et ne va nulle part. On se retrouve marié, sommé d'avoir des opinions et un plan d'installation, paternisé, chronométré, poinçonné. Écrivain? Qu'est-ce que c'est que ça? Le monde se passe très bien d'écrivains!

 

L'aventure actuelle est misérable? Soyons précis: la misère nouvelle, confortable, organisée, est grandiose, elle a sa beauté. Il ne faut pas craindre de rentrer dans les questions coton. Un récit ne vaut que par ce qui aura tenté de l'empêcher de l'écrire.

 

C'est là que l'indication de savoir discerner les damnés présents devient extrêmement sérieuse, puisque l'hypothèse, c'est qu'il y en a qui sont encore vivants sur terre et dont le corps n'a pas encore rejoint l'âme déjà damnée. Pour cela, il faut du nez. Il faut du nez, comme Dostoïevski en a eu, pour voir tous ces corps bizarrement possédés. Ce sont des visions qui me paraissent inévitables lorsqu'on a pris le parti, à soi seul, de l'occupation la plus innocente de toutes. Ça se montre, et je dirais à la limite que cela ne peut pas faire autrement que de se montrer. C'est ce qui est quand même étonnant. Vous vous rappelez ce que dit Kafka: «Reste simplement assis à ta table, le monde viendra se tordre devant toi.» Il ne peut pas faire autrement, si vous avez trouvé le point d'innocence, «le bond hors du rang des meurtriers».

 

L'humain n'aime pas son corps. Il l'adore éventuellement, mais il ne l'aime pas. Et comme il est censé aimer son prochain comme lui-même, s'il n'aime pas son propre corps, il n'aime pas non plus celui de son prochain. Nous voyons ici apparaître le mal souhaité au prochain. Ou comme j'aime dire: on fait de son proche un reproche. L'évangile moderne est: tu détesteras ton prochain comme toi-même.


Ce qui se croit« moderne» sombre dans le passé.

 

«La femme» n'existe pas: il y en a des bonnes et des mauvaises, les mauvaises n'étant pas forcément celles qu'on dit.

 

Savoir noter, c'est l'art suprême.

 

Dans le rapport entre la Chine et le baroque, il y a cette indication que les deux perturbent, en l'englobant, toute l'histoire de la métaphysique. Et cela par le fait qu'il y a introduction brusque de la découverte d'un vide créateur, qui fonctionne aussi bien par l'évacuation de toutes les formes que par leur exaltation.

 

Amérique: dans le grand, c'est splendide; dans le petit, c'est tout à coup embarrassé; embarrassé sexuellement, idéologiquement, religieusement, puritainement. Il y a des contraintes partout, tout le monde se méfie de tout le monde, il faudrait des avocats à n'en plus finir, le soupçon règne, vous êtes le porteur physiologique classé de ce que vous valez en terme monétaire immédiat .

 

Êtes-vous assez joyeux pour le paradis?

 

La dévotion à la crucifixion, exagérée de façon religieuse et même mystique, peut nous faire manquer la connaissance de la résurrection. La résurrection, personne ne semble y faire attention. Mais sans la résurrection, comme dit saint Paul, tout cela est vain. Et nous ne sommes pas dans autre chose que du vide.

 

La puissance maternelle veille dans sa jalousie primordiale.

 

La grande poésie a son effet politique qui nous place très loin de l'horizon philosophique. On devient «un parti à soi seul» :
[. . .] si ch' a te fia bello
averti fatta parte per te stesso
1.


Il n'y a que cela à dire à toutes les propositions communautaires et à tous les partis, quels qu'ils soient. Quel scandale!


Une petite chose tout à fait extraordinaire découverte par Freud consiste précisément en un contrat entre ce qui est dit et l'argent qu'on verse pour apprendre la vérité de ce qu'on dit. Autrement dit, ça signifie simplement que les gens ne savent pas ce qu'ils disent parce qu'ils croient que parler est gratuit. C'est pour ça que Freud a parlé d'invention copernicienne, ça va très loin.

 

Vous les jouez donc les uns contre les autres. Personne n'est content, mais personne n'est vraiment mécontent non plus. Le point capital est qu'ils ne puissent pas s'unir contre vous. Faites-vous admirer, faites-vous mépriser. Passez pour subtil, passez pour niais. Vous êtes dupe, ahuri, imbécile; ou bien calculateur, sinueux, damné. Villon dit: «Eschec, eschec pour le fardis», gare, gare au collier de chanvre. Si on vous vante, vous vous abaissez ; si on vous abaisse, vous vous élevez. Vous êtes une bête, un ange, un jonc, un vermisseau, un roseau, mais aussi un chêne, un roc, un événement incompréhensible. Tantôt le silence des espaces infinis vous effraie, tantôt il vous plonge dans des abîmes de sérénité. Les jugements à votre sujet finissent par se contredire à chaque instant et s'annulent: vous êtes sauvé.

...

Philippe Sollers, Grand beau temps, Aphorismes et pensées choisies, Édition conçue et établie par Guillaume Petit, Le cherche-midi, 2009, p.54-59

1. Dante, Paradis, XVII, 68-69: «[...] il sera beau pour toi,/ alors, d'avoir fait un parti à toi seul.»

 

 

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