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                                | 
                             
                            
                              | 
                                 Andy Warhol, Goethe, 1981 
                               | 
                             
                           
                            
                          Rencontre avec le Diable
                            
                           
                          
                            
                           
                            
                            Le 17 mars 1832, cinq jours avant sa
                            mort, Goethe (1749-1832), qui trouve son temps extrêmement absurde et confus, parle de
                              son Faust comme d'une
                                construction étrange, «incommensurable», qui risque
                                  d'être «rejetée sur le rivage comme une épave en ruine, ensevelie
                                    sous les dunes des heures».
  
 
                          
                             
                           
                          Il y a travaillé pendant soixante
                            ans, avec des interruptions. Il a repris une vieille légende qui a déjà
                            inspiré Marlowe. Il suffit de signer un pacte avec le Diable pour s'assurer tous les succès du
                              monde. Le Diable existe donc, on peut le rencontrer, lui parler, s'entendre
                              avec lui sur une transaction dans l'au-delà, il s'agit de vendre son âme. Quoi
                                ? Ce Goethe si équilibré, si savant, si doué, si sage (que Blanchot, en
                                forçant la note, comparera à Gide) a passé sa vie à fréquenter Méphisto?
                                  Bien entendu, vous ne croyez pas au Diable, puisqu'il s'est arrangé, depuis longtemps, pour faire comme s'il
                                    n'existait pas. Vous n'avez d'ailleurs rien à parier puisque vous n'avez plus d'âme. Goethe, lui, sans y
                                      croire tout en y croyant, pressent comme personne le règne diabolique,
                                      c'est-à-dire le déferlement de nihilisme qui va venir. Il le voit surgir en
                                        personne, le Diable, c'est un esprit plein d'esprit, souvent drôle, très poétique, qui comprend tout
                                          et devine les moindres désirs. Dieu est mort, ou plutôt il est déjà très
                                            fatigué, il laisse courir. C'est lui, bien entendu, qui a inventé
                                              son adversaire, puisque l'homme a tendance à se relâcher et à chercher le repos. Sans le Diable,
                                                pas d'histoire, pas de mouvement, pas de spectacle. Le Faust de Goethe est un grand carnaval,
                                                  un opéra, une tragique histoire d'amour, une danse de mort, une expérience sans
                                                    précédent sur le négatif et sa volonté de puissance.
                                                    
 
                          
                             
                           
                          Voici le
                            personnage principal:
  
 
                          «Je suis
                            l'esprit qui toujours nie!
  
 
                          Et c'est
                            avec justice; car tout ce qui naît
  
 
                          Est digne
                            dépérir;
  
 
                          Ergo il
                            serait donc mieux que rien ne naisse,
  
 
                          Ainsi, tout
                            ce que vous nommez péché,
  
 
                          Destruction,
                            bref, ce qu'on entend par mal,
  
 
                          Voilà mon
  élément propre. »
  
 
                          
                             
                           
                            Ecoutez bien : l'esprit qui toujours nie
                            est là, en vous (narcissisme
                              délirant), autour de vous (lutte de tous contre tous), partout palpable
                              (destruction, indifférence, dérision, mauvais goût, sarcasme). Les
                                sorcières de Macbeth sont à la manœuvre, le faux est vrai, le vrai est faux,
                                  le beau est laid, le laid est beau. Dans son laboratoire, Faust a un assistant
                                    qui, ô ironie préventive, s'appelle Wagner. Il s'occupe d'un projet
                                      révolutionnaire dont nous pouvons, aujourd'hui, mesurer toutes les conséquences : la création
                                        d'un «homonculus» in vitro :
  
 
                          « La procréation à l'ancienne mode,
                            
                           
                          Nous déclarons qu'elle n'était
                            qu'une farce,
                            
                           
                          Si l'animal persiste à y trouver
                            du plaisir,
                            
                           
                          L'homme, lui, avec ses dons si grands,
                            
                           
                          Doit avoir désormais une plus
                            haute origine. »
  
                           
                          
                             
                           
                              Voilà, les
                            dés sont jetés, le Surhomme est déjà en vue, la science s'en chargera, quitte
  à fabriquer génétiquement des sous-hommes. Goethe se paye une nuit de Walpurgis, c'est un expert
    en mélanges, le Diable brouille les époques, fait apparaître Hélène de Troie (c'est
    mieux que la pauvre Marguerite), raille, au passage, l'ignorance et la
    grossièreté de son temps, perçoit l'accélération du phénomène diabolique.
  
 
                          «Le destin a
                            donné à cet homme un esprit
  
 
                          Qui va
                            toujours frénétiquement de l'avant,
  
 
                          Et dont
                            l'élan précipité
  
 
                          Aura bientôt
                            sauté par-dessus toutes les joies
  
 
                          de la terre!»
                            
                           
                          
                             
                           
                          Audace de
                            Goethe : contrairement aux séances initiatiques antiques, avec
                              descentes aux enfers et consultation des ombres de la mort, Faust, lui, grâce à Méphisto, peut descendre chez les Mères pour leur ravir
                                leur trépied. Où est-on? En haut, en bas? Nulle part? Il faut faire attention,
                                  parce que les Mères, révélation surprenante, ne voient personne en
                                    particulier, mais seulement des « schèmes ». Pour aller là, il faut une clé, ou,
                                      si vous préférez changer de symbole sexuel, une flûte enchantée (Goethe se
                                        souvient d'avoir vu passer devant lui le jeune Mozart). Cette intrusion
                                          dans le monde matriarcal est
                                            d'autant plus capitale que personne ne semble l'avoir remarquée. Si les
                                            Mères ne voient que des « schèmes », on pourra un jour, en surface,
                                              habiller ces schèmes en publicité. Mais passons à l'essentiel, la question clé
                                                posée par Méphisto :
  
 
                          « Pourquoi
                            l'homme et la femme s'entendent si mal ?
  
 
                          Ce point, mon
                            ami, tu ne le tireras jamais au net. »
  
                           
                          
                             
                           
                          Allons, allons, le docteur Freud, grand admirateur de
                            Goethe, nous en a appris un bout sur ce «point». Mais, comme
                              c'est étrange, presque plus personne ne se soucie de ce qu'il a dit : un
                                seul tweet, et tout continue comme avant, Faust est réduit
                                  au chômage. Les « femmes grises » envahissent la scène: le manque, la faute, la détresse, le souci.
                                    Et voici encore des Lémures s'activant au cimetière. Credo de Méphisto :
  
 
                          «A quoi bon,
                            après tout, créer éternellement,
  
 
                          Si c'est
                            pour que le créé soit balayé par le néant,
  
 
                          Et cela
                            tourne néanmoins en rond comme si cela était,
  
 
                          Quant à moi,
                            j'aimerais mieux le vide éternel. »
  
                           
                          
                             
                           
                          Voilà un renseignement de première importance : le Diable
                            ne comprend pas le néant, le nihilisme ne le prend pas en considération, d'où la maladie romantique.
                              Goethe, à la fin de son grand œuvre, est de moins en moins persuadé de la
                              puissance du Diable qui se voit frustré de l'âme convoitée de
                                Faust. De là, une conclusion avec salut in extremis, cohortes d'anges et
                                  chœur mystique, en direction, tenez-vous bien, de la Vierge Marie. De
                                    Satan à ce finale bizarrement « catholique », que d'aventures ! Mais écoutons une fois encore ces
                                      vers célèbres :
  
 
                          « Toute
                            chose périssable
  
 
                          N'est qu'un
                            symbole,
  
 
                          L'insuffisant
                            
                           
                          Ici devient
  événement,
  
 
                          L'indescriptible
                            
                           
                          Ici est
                            accompli :
  
 
                          L'Eternel
                            féminin
  
 
                          Nous attire vers le haut. »
                            
                           
                          
                             
                           
                          Qu'il nous attire désormais vers
                            le bas prouve que le Diable, dans cette région, n'a même plus son travail à
                            faire.
  
 
                          
                             
                           
                          PHILIPPE SOLLERS
                            
                           
                          
                             
                           
                          
                             
                           
                          Faust : Urfaust, Faust I, Faust II, par Johann
                            Wolfgang von Goethe, édition établie et annotée par
                            Jean Lacoste et Jacques Le Rider, 798 p., Omnia, 14
                            euros.
  
 
                          Le Nouvel Observateur 5 juillet 2012
                            - n° 2487
  
 
                          
                             
                           
  
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