Philippe Sollers

Lumineuse Dominique Rolin

La chronique de Cécile Guilbert, La Croix du 3 juillet 2019

Dominique Rolin, photo: Nicolas Guilbert

 

« La richesse des vieilles âmes et des corps à bout de course est immense, splendide, surprenante. Plus je m’enfonce au quotidien dans ce qui me reste à vivre, plus je m’intéresse aux moindres détails : visages, corps, gestes, destins. (…) On ne cesse jamais de se découvrir. Mon rapport au Temps a changé. Je suis entrée dans le Temps, accoutumée au grand âge qui a ses charmes, ses rigueurs, ses fantaisies, ses répugnances. Ma vraie mémoire s’est éloignée, une mémoire seconde la remplace, qui tient compte de ma disparition banalement inévitable, donc impensable. Un fleuve inouï m’emporte et, en dépit de ma révolte, j’y consens par la grâce des mots avec une sorte de fureur joyeuse. Je garde en moi mon Amour, splendeurs et déchirements mêlés. Je me fais belle. »

 

Lumineuses, magnifiques, bouleversantes, ces phrases sont à l’image de celle qui les a prononcées, l’admirable romancière Dominique Rolin (1913-2012) qui se confiait alors, à 95 ans, et pour la seconde fois lors d’entretiens intimes, à « l’un de (ses) anges, discret, efficace et ravissant », la « fine, fraîche, rieuse mais très réservée » Patricia Boyer de Latour, son amie journaliste. J’ai eu du mal à les choisir car c’est le texte inédit tout entier dont elles sont tirées – Messages secrets (1) – que j’aurais aimé faire entrer dans le cadre étroit de cette chronique, tant tout ce que j’y ai lu m’a paru extraordinaire, hors du commun. Deux adjectifs qui résument bien l’exploit existentiel accompli par cette voyageuse clandestine hors norme, audacieuse et solitaire, remplie de doutes mais aussi de foi, cette fée douée d’une insubmersible vocation pour la liberté et le bonheur – de surcroît grande beauté ignorant qu’elle l’était et l’étant de ce fait au centuple.

 

Exceptionnelle aussi fut l’aventure physique et métaphysique qui, à partir de 1958, a irradié son écriture et sa vie à travers l’amour de celui qu’elle nomme « Jim » dans ses livres, l’écrivain Philippe Sollers, son cadet de plus de vingt ans devenu son parrain quand elle décida de se faire baptiser à l’église Saint-Thomas-d’Aquin en 1986. Mariage mystique ? Retournement de « l’inceste symbolique » qui dérangeait tant ce que Rolin elle-même appelait drôlement la « marmite sociale » ? Bien sûr et il faut aussi lire à ce propos leur incroyable correspondance en cours de publication : une traversée du Temps qui éclaire les arcanes de leur amour fou et relie leurs œuvres respectives en éclairant cette singulière « expérience intérieure » vécue à deux durant plus d’un demi-siècle. D’ailleurs, ce qui frappe le plus dans Plaisirs, livre d’entretiens initialement paru en 2002 où la romancière belge revient avec humour et vivacité sur son enfance contrastée, son premier mariage désastreux, son second très heureux, ses brillants débuts littéraires mais aussi son rapport à la peinture, à la musique, sur l’écriture de ses livres et Venise où elle séjourne deux fois par an avec Jim, ce sont les pages inouïes qu’elle consacre à la chance, au rire, au silence et à la mémoire. Car y éclate sa prodigieuse faculté d’attention aux choses et aux êtres que Malebranche nommait « la prière naturelle de l’âme » et dans laquelle Walter Benjamin discernait la source de toute « illumination profane ». Y resplendit aussi la propension de cette grande flâneuse à dormir éveillée, rêver les yeux ouverts, écrire et tout oublier.

Mais Rolin force aussi l’admiration par sa discipline, son ascèse, la somme d’habitudes et de rituels transmutés quotidiennement en jouissance dans le royaume dont elle était reine. Levée tous les jours à l’aube, elle faisait sa page comme un yogi réalise ses asanas : pour se libérer des faux-semblants et se concentrer sur l’unité de l’essentiel. Être heureux ? « Un exercice physique et mental continu, une bagarre de tous les instants », disait-elle. Mais aussi : « Nous sommes chacun un monstrueux instrument d’opération de la puissance de la vie, cette puissance que nous ne pouvons chasser de nous-mêmes car elle est notre raison d’être. »

Ouverte à l’infini et fermée aux magies noires, Dominique Rolin se révèle dans ces pages comme un vrai maître spirituel. À son sujet, une décennie plus tard, Boyer de Latour parle d’une « sensation d’éternité dont je garde aujourd’hui encore la flamme quand rien ne va ». Je la partage car j’ai déjà lu leur livre deux fois et le relirai tant il est vital et viatique.

 

Cécile Guilbert

(1) Dominique Rolin, Plaisirs, suivi de Messages secrets. Entretiens avec Patricia Boyer de Latour, Gallimard, 2019.

 

 

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