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Devenir chinois

 

Xu Wei, le Joueur de cerf-volant
Xu Wei (1521-1593), Le Joueur de cerf-volant (détail), musée de Shanghai

 

 François Jullien est très obstiné : il s'est rendu compte, depuis longtemps, qu'il aurait beau alerter les intellectuels occidentaux sur leur difficulté à aborder la pensée chinoise, peu de réponses lui parviendraient alors que les Chinois sont désormais partout (jusque dans les châteaux du Bordelais, par exemple). Prenons une situation cocasse. Il descend dans une rue du quartier Latin de Paris, et il regarde les enseignes des boutiques ou des restaurants chinois. Voici des idéogrammes qui signifient « Nouveau florissant » ou « En plein épanouissement ». En français, écrit en dessous, cela devient « Délices asiatiques » ou « Délices express ». Mieux, « Ciel-essor » est traduit brutalement par « Chez Tonny ». Pourquoi ne pas aller dîner chez Tonny ? Sans doute, mais suis-je vraiment entré dans un changement d'écoute ? « Les deux perspectives frayées dans l'une et l'autre langue ne communiquent pas. Il y a là une appellation "du dedans" et une appellation "du dehors", et les deux s'ignorent. »

 

 Simple anecdote, dira-t-on. Mais non, le malentendu est plus grave, et il est mondial. Le chinois me fait signe, et je passe devant lui sans le voir. Le résultat est un enfermement identitaire sur fond d'uniformisation globale. La philosophie ne me permet pas « d'entrer » en chinois, pas plus que la théologie ou la mythologie. Si je dis, de façon biblique, « Au commencement Dieu créa le Ciel et la Terre » (ou « Au commencement était la Parole »), je pose d'emblée le problème de la Création. Voilà un Dieu qui fabrique et commande, et qui pose une Loi à laquelle je suis plus ou moins tenu d'obéir. Si, au contraire, je prends comme commencement la « Théogonie » d'Hésiode, je suis dans une cascade générative pour la plus grande gloire d'Eros, « le plus beaux des dieux immortels ». Création hébraïque ou génération grecque, je tourne, même sans le savoir, entre ces deux cercles, appelons-les, par commodité, Dieu et Platon.

 

Voyons maintenant la première phrase chinoise du «Classique du changement » (« Yi-King »). Si je traduis, comme Jullien, par « commencement-essor-profit-rectitude », je ne suis plus du tout en présence d'un Dieu créateur ou générateur, mais dans un processus d'écriture naturelle, comme l'illustrent les fameux hexagrammes (six traits continus, le Ciel ; six traits brisés, la Terre). J'existe dans une transformation, une modification, une régulation qui n'en finissent pas d'avoir lieu. Je n'ai plus affaire à une causalité, et encore moins à un commandement quelconque. Dans le Tao (la « Voie »), avec ses deux polarités yin et yang (capacité réceptive, capacité initiatrice), tout devient fonctionnement incessant (« yong») qui n'a pas besoin de parler (« le Ciel ne parle pas »). Le vrai commencement n'a rien d'éclatant ou de fracassant, c'est une amorce d'ampleur qui tend à être « spontanément ainsi » («ziran»). Son style est la formulation, la formule. « Pour pénétrer dans la pensée chinoise, dit justement Jullien, il faut quitter un "chez-soi" de la pensée et se laisser déranger. » Mais qui a encore envie, de nos jours, d'être dérangé dans ses habitudes mentales ? Moi, en tout cas. Finissons par cette nouvelle traduction des extraordinaires Écrits de Maître Wen. Livre de la pénétration du mystère(1) : « L'homme du Tao est vacuité, équanimité, limpidité, souplesse, simplicité. La vacuité est sa demeure, l'équanimité sa nature, la limpidité son miroir, la souplesse son agir, le retour sa constante. Chez lui, la souplesse est dure, la faiblesse forte, la simplicité pilier. »

 

PHILIPPE SOLLERS

 

Entrer dans une pensée ou Des possibles de l'esprit,

par François Jullien, Gallimard, 208 p., 18 euros.

 

(1) Texte traduit et annoté par Jean Levi, « Bibliothèque chinoise », Les Belles Lettres, 2012.

 

 

Devenir Chinois Xu Wei

 

 
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