Philippe Sollers

Philippe Sollers, photo Olivier Roller

CONTRE-ATTAQUE ET COMPLOTS

 

 

Propos recueillis par Vincent Roy

 

Photo Oliver Roller

 

 

Inlassablement, de livre en livre, Sollers est au combat. Pourquoi ? Parce que selon lui, l’obsession de la société, ce gros animal, c’est de « saisir les gens dans une identité fixée ». Son devoir, alors, c’est d’affoler cette volonté forcenée de fixation « Le problème, mon problème, c'est de dérouter la boussole idéologique ». Dans Contre-attaque, c’est peu de dire que sa mission est remplie. Ce livre de conversations brillantes avec Franck Nouchi remet la littérature à sa place : la première.

 

Vous attaquez d’emblée les attaquants. En première ligne, Pierre Bourdieu et Régis Debray. C’est de la vieille histoire. Ont-ils, à ce point, un rôle déterminant ?

 

Pourquoi dites-vous que c’est de la « vieille histoire » ? Prenons le cas Bourdieu. Enormément de gens ont subi et subissent encore l’influence de ce grand sociologue, de ce grand penseur dont la mort fut annoncée avec des sanglots par la presse - et partout dans la tribu enseignante qui se voulait progressiste. Que Bourdieu ait eu le besoin d’écrire sur moi quelque chose qu’il faut bien appeler un document stalinien, c’est- à-dire pratiquant l’insulte à haute dose, voilà l’intérêt. Ce n’est pas une « vieille histoire ». C’est une histoire qui est signée dans un coin par des insultes. Qu’est-ce qui peut pousser quelqu’un à l’insulte nominale ?

 

Oui, je vous pose la question.

 

Le clergé a compris assez vite que je venais faire problème dans leur église. Et comme elle est en pleine décomposition cette église, le moment est venu pour moi de rappeler que je n’ai jamais été un intellectuel.

 

Mais un écrivain.

 

C’est en effet sur la littérature que je m’appuie pour penser. Je suis un écrivain, c’est- à-dire quelqu’un qui a un corps particulier et qui ressent les choses d’une façon physique. Ce physique interpelle, gêne, le clergé intellectuel. Etant entendu que le vieux clergé catholique n’a plus rien à faire en ce monde qu’à être l’agence humanitaire qu’elle est devenue. Donc le clergé intellectuel, sa naissance, sa prolifération à travers l’université et tout ce qu’on aura pu mettre autour comme politique, se sent mis en danger par mon existence physique. Du coup, insultes. On insulte quelqu’un qui vous gêne par son corps.

 

Les épigones de Bourdieu, les sentez-vous toujours à l’œuvre ?

 

Ecoutez, quelqu’un qui s’est réclamé ouvertement de Bourdieu, c’est Laurent Binet qui a écrit La Septième Fonction du langage. Il n’y a pas lieu de ne pas comprendre. Il est question de mon émasculation dans ce roman. C’est bien là une question physique, organique, intrinsèquement physiologique. Concevoir tout un roman pour en arriver à raconter, avec le nom propre, l’émasculation de quelqu’un, c’est pas mal. Donc, on commence par les insultes et on va jusqu’au bout du fantasme.

 

Qu’est-ce qui se joue, à l’époque actuelle (voilà pourquoi ce n’est pas de la « vieille histoire »), avec les mêmes passions ? Il s’agit bien d’éradiquer encore une fois ce qui est venu faire effervescence autour de Mai 1968. Je ne suis pas seul en cause, il y a Barthes, Foucault, Deleuze, Lacan. Tout cela est mis en scène comme ayant profondément gêné le clergé installé et universitaire. Cette hantise de mai 1968 est extraordinaire.

 

Prenez par exemple ce journal qui vient de paraître, Journal pour Anne (Gallimard, 2016), où le président Mitterrand écrit tous les jours à Anne Pingeot en même temps qu’il lui envoie des lettres d’amour : il y a une année manquante. Il a dû avoir trop à faire. C’est 1968, évidemment. Comme c’est curieux. Dois-je vous rappeler que Sarkozy a fait un grand discours pour dire qu’il fallait éradiquer 68. Ce n’est pas du tout de la «vieille histoire » mais au contraire, la même histoire qui continue.

 

 

Vous faites de l’Histoire ?

 

Oui, mais non pas en tant qu’historien, ou en tant qu’intellectuel pour combler les trous ou pour présenter une vision idéologisée de l’Histoire. Ce qui m’intéresse passionnément, c’est la vie des corps dans l’Histoire. Je suis un écrivain d’Histoire.

 

Revenons encore un instant sur le corps de l’écrivain d’Histoire Sollers. C’est lui encore, ce corps, qu’attaquait Rinaldi dans les pages de L'Express?

 

Mais bien entendu. Quelle abjection j’ai pu représenter pour Rinaldi qui est maintenant assis quelque part dans le mouroir de l’Académie Française, sinon évidemment une hétérosexualité débordante. Laquelle m’a fait aussi avoir dans le même magazine un article sensationnel de Dominique Fernandez. Quand je vous parle du corps, je vous parle bien évidemment de sa fonction sexuelle et de sa fonction de jouissance qui conduit par la suite à décrire mon émasculation. Que voulez-vous de mieux ?

 

Onfray vous attaque aussi. Pour les mêmes raisons ?

 

Evidemment. Vous savez, en plus, j’ai tous les défauts à la fois. Premier défaut : le manque d’origines modestes. C’est terrible pour le clergé. Il aime les origines modestes et qu’on avance au mérite. Or, je n’ai aucun mérite. Je suis un privilégié qui devrait s’excuser tous les jours d’avoir eu des privilèges historiques et politiques. Je parle de Bordeaux.

 

Dans un pays comme la France, actuellement en décomposition, ne pas avoir participé au fascisme français, au totalitarisme du parti communiste que j’ai attaqué violemment sur la base chinoise, tout cela vous fait une réputation excellente c’est-à-dire très mauvaise et que je conserve pieusement.

 

Avez-vous apprécié l’émission Stupéfiant! de Léa Salamé (diffusée le 12/10/2016 sur France 2) ?

 

C’était drôle d’autant plus que vous avez remarqué que comme je fume, la télévision a introduit un rond noir avec écrit « Fumer tue ». Ce rond noir vient cacher mon visage quand je parle, il gêne, si bien qu’on n’entend plus ce que je dis.

 

Dans l’attaque ad hominem continuelle et, disons, de gauche, il y avait une force que j’ai pu utiliser. Le système a compris que c’était du surf : le type est sur la vague, fait des acrobaties et fini par arriver tranquillement sur la berge. Le système a enfin compris qu’il ne servait à rien de m’insulter car je bâtis là-dessus en détournant la force. Ce système, soit dit en passant, à mis très longtemps à comprendre. Il a fallu pour cela que je sois dessaisi de toute surface médiatique imprimée (Le Monde, le JDD, L’Observateur) La nouvelle stratégie, c’est la censure. Salamé a coupé des images intéressantes. Par exemple, Antoine Gallimard est filmé dans les jardins des éditions et Léa Salamé lui demande : « Que fait Sollers chez Gallimard ? ». Et Antoine de répondre : « Ah, mais c’est un ami très joyeux ». Autre dialogue coupé : j’ai une conversation avec une romancière marocaine qui s’appelle Leïla Slimani et je lui demande, en lui offrant le Folio de Femmes, ce qu’elle pense de l’état actuel de la situation des femmes marocaines.

 

Autre chose le prix Nobel de littérature vient d’être décerné à Bob Dylan. C’est merveilleux car, comme vous le savez, il n’y a pas d’écrivains américains vivants. Et Philip Roth ? Ah oui, mais il n’est pas convenable. Et Dario Fo qui meurt alors même que la plaisanterie recommence encore une fois, c’est-à-dire la pression politique. Dario Fo, c’était pour contrer Berlusconi (ce qui n’a rien contré du tout), et Dylan, c’est pour contrer Trump. Il faut suivre l’Histoire et la politique par en dessous. C’est «l’envers de l’Histoire contemporaine », comme a dit le grand, l’énorme Balzac. C’est ça que la littérature doit porter le secret de l’Histoire.

 

Vous avez parlé de Proust à Léa Salamé dans les jardins de Gallimard. Pourquoi ?

 

Proust, l’immense Proust, n’aurait jamais pu dire à quel point la France était un pays merveilleux (personne ne l’a dit avant lui et au moment où elle allait sombrer dans la guerre mondiale), s’il n’avait été indubitablement un bourgeois et un juif homosexuel. C’est parce qu’il était juif et aussi homosexuel qu’il a vu avec une lucidité et une invention magnifique la beauté, la grandeur des paysages et de l’esprit français. Dans chaque cas, il y a une singularité qui vient et que l’on essaie d’empêcher. Proust, il n’en a plus été question après sa mort pendant de très longues années. Il faut sans cesse réhabiliter les grandes œuvres. Prenez Bataille, il faut quarante-deux ans après sa mort pour voir la Pléiade de ses romans sublimes. Alors qu’il a fallu cinq ans pour faire la Pléiade de Jean d’Ormesson.

 

Dans votre fameux article intitulé « La France moisie » sur lequel vous revenez dans Contre-attaque, vous écriviez : « Oui, finalement, le XXème siècle a été très décevant, on a envie de l’oublier, d’en faire table rase. Pourquoi ne pas repartir des cathédrales, de Jeanne d’Arc, ou, à défaut, d’avant 1914, de Péguy ? » C’est curieux, non, ce consensus sur Péguy, lequel réunit par exemple, Finkielkraut et Plenel ? Quel est le symptôme Péguy ?

 

Je l’explique par le fait que tout est fait pour éviter le XXème siècle qui fut très lourd. Péguy meurt en martyr. En tant que martyr, Péguy nous évite ce martyre, ce martyre que vous vivez au jour le jour, c’est-à-dire la désagrégation de la gauche, de la politique, etc. Et c’est pourquoi c’est si intéressant d’être en France, car c’est là où ça se passe, dans le pays de la Révolution française. C’est là-dessus que le « bloc » comme disait Clémenceau est en train de sauter. C’est un girondin qui vous parle. 1789 et 1793, c’est très important.

 

Le réalisateur Wajda vient de mourir. En 1983, il fait un film intitulé Danton où la Terreur est très mal peinte, et avec des acteurs français. Des ministres socialistes quittèrent la salle de projection. Le parti communiste français a mené une campagne à boulets rouges contre Wajda. Ce qui intéressant encore ici, c’est la falsification de l’Histoire par les intellectuels et le fait qu’on vous en propose une version non conforme à la vérité sanglante des faits. Alors, évidemment, il faut de temps en temps que quelqu’un vienne et fasse quelque chose de très important. Un exemple ? Shoah de Lanzmann, film admirable contre le cinéma. Or, nous sommes dans un monde de cinéma.

 

... de spectacle, oui. Justement, à propos de Debord, dans Contre-attaque, vous dites qu’il est resté fidèle au concept de prolétariat et qu’il aurait été surpris aujourd’hui de sa dissolution complète. Vous ajoutez encore que, face à la mondialisation, Debord pensait à une potentialité rédemptrice du prolétariat.

 

C’est religieux. Rédemption messianique qui était écrite dans la métaphysique même du marxisme. C’est simple à comprendre. Il n’y a pas de rédemption possible en tant qu’ensemble. Il n’y a pas de rédemption d’un « nous ». Debord se permet de dire « je », à la première personne, seulement à partir d’In girum imus… C’est à partir de là que l’on sent un ton mélancolique et profond, d’ailleurs. Admirable écrivain. Pas philosophe.

 

C’est ça un écrivain. Un écrivain ne dit jamais « nous ». Proust ne dit jamais « nous ». C’est ça l’erreur de Céline à un moment donné, il a cru à un « nous ». C’est ça l’erreur aussi de Heidegger, de croire au peuple allemand. Toutes les erreurs portent sur le « nous ».

 

Le clergé qui est en pleine désagrégation parce qu’il est devenu idéologue au lieu d’être théorique appartient à la religion de la République. Elle a eu lieu, cette religion, et elle se désagrège. On vous en bassine les oreilles tous les jours nos valeurs, nos valeurs, nos valeurs. Désagrégation de toute la métaphysique occidentale.

 

PHILIPPE SOLLERS

Propos recueillis par Vincent Roy

Transfuge, novembre 2016

 

 

 

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