PHILIPPE SOLLERS

ARTHUR RIMBAUD

Une expérience de liberté supérieure

Picasso Rimbaud

Avant de commencer cet entretien, si vous deviez donner un conseil à quelqu’un désirant découvrir Rimbaud, quel serait-il ?

Philippe Sollers : « Quelqu’un »… Si c’est quelqu’un qui doit s’intéresser à Rimbaud, il le fera par hasard, très tôt, en lisant… Si ce « quelqu’un » sait lire - ce qui est peut-être toute la question -, et est sensible aux couleurs, à la nature, alors ce sera la choc… En répondant ainsi, je vous parle de moi en fait. Le choc sur le texte même, Voyelles : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,/ Je dirai quelque jour vos naissances latentes/ A, noir corset velu des mouches éclatantes… ». Le choc sur le langage. Il vit d’une vie étrange, qu’évidemment la société n’écoute pas, ne considère pas. Ce « quelqu’un », que j’imagine avoir quatorze-quinze ans, soit oubliera, soit se résignera à entrer dans le carcan de la communication et du salariat dépressif. Ou bien il entretiendra le choc. Ce qui fera de lui, peut-être, à condition qu’il lise beaucoup d’autres choses, un amateur de ce que l’on appelle la littérature, et principalement la poésie. Comme tous les grands poètes, Rimbaud élit ses lecteurs. Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus… En tout cas, cela s’est passé ainsi pour moi. Baudelaire et Rimbaud. Un peu plus tard Lautréamont. Et puis, encore plus tard, toute la bibliothèque.

Je recommanderais tout de même à ce « quelqu’un », pour son goût personnel qui va l’entraîner assez loin, d’assez bonnes études classiques, en particulier en latin. On oublie l’énorme capacité de lecture de Rimbaud, dès le plus jeune âge, sa facilité déconcertante de lecture et de passage d’une langue à une autre, même après son « retrait » - la poursuite de la même chose sous d’autres formes : l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’arabe même, qu’il veut apprendre lorsqu’il est là-bas. C’est un doué des langues qui commence alors à entendre le français d’une autre manière. Vous voyez, lorsque l’on est parti sur Rimbaud, on peut aller assez rapidement vers des repères qui se soustraient à la légende étroite - « spectaculaire », pour le coup.

Vous aviez relevé, en 2000, le refus d’un manuscrit d’Illuminations envoyé de façon anonyme et refusé par les plus grands éditeurs. On ne sait donc pas ou plus lire Rimbaud ?

Philippe Sollers : Illuminations a été envoyé aux plus grands poètes de l’époque. Que ça leur ait échappé et aux générations suivantes, vu le nombre d’impressions et de réimpressions constitue déjà un symptôme sur le « cas Rimbaud ». Verlaine, c’est très étrange, n’a lu ni Une saison en enfer ni Illuminations. Mallarmé est intégré à ce milieu littéraire, que Rimbaud fuit - il ne veut pas être « intégré » -, et veut le considérer comme une comète qui est passée. Ensuite, en dehors des auteurs de travaux érudits et universitaires, qui a « lu » Arthur Rimbaud ? Qui a « lu » Une saison en enfer ?…

Sur Rimbaud, vous avez deux versions : soit la version surréaliste, qui consiste à vomir ce qu’a pu en dire Isabelle (la benjamine de la fratrie très liée à Arthur Rimbaud - NDLR), soit celle de la « conversion » version Claudel (auteur de la préface de l’édition des « OEuvres » de Rimbaud, en 1912 au Mercure de France - NDLR)… Il faut scruter cela de plus près. Le symptôme de l’érosion de la capacité de lecture m’a amené à insister sur l’extraordinaire aventure de Rimbaud. Tout le monde connaît son visage et croît connaître son histoire avec Verlaine ou au Harar. Mais son histoire en Europe reste méconnue et son équipée à Java, mystérieuse. Sur Stuttgart on ne sait rien. Il faut voir Rimbaud déambuler dans les rues de Milan… « L’Europe de Rimbaud »…

Il y a le cliché « l’homme aux semelles de vent ». Mais, comme Genet, imaginez-vous l’idée de la marche. Le parallèle avec Nietzsche - « j’ai besoin de sept à huit heures de marche par jour » - est tout aussi saisissant. Ce sont des gens qui pensent que l’on ne pense pas si on ne marche pas. Tout le monde se jette sur le corps de Rimbaud, - il en a eu marre - mais regardez les photographies du Harar, par exemple : c’est un corps d’athlète, une extraordinaire capacité physique, tout sauf un « rond de cuir ». Il est un des derniers grands témoins de la marche en Europe.

Cette question de la lecture de Rimbaud m’a obligé d’y revenir sans arrêt, par tous les bouts à la fois : le texte lui-même et la biographie. Chaque fois que nous nous voyons, avec Marcelin Pleynet - qui prépare un livre important sur Rimbaud -, il ne se passe pas un moment sans que nous parlions de points du texte qui demeurent opaques ou de la situation historique dans laquelle il écrit.

J’y reviens par exemple dans Studio (Éditions Gallimard, 1997 - NDLR). J’avais décidé de m’intéresser au journal de sa soeur Vitalie (soeur cadette d’Arthur Rimbaud, née en 1858 - NDLR). Ce texte constitue un témoignage exceptionnel sur la vie de Rimbaud à Londres, en 1874, après l’écriture d’Une saison en enfer. Ses rapports avec Arthur sont masqués par ceux d’Isabelle. À cette époque donc, Rimbaud est déjà déserteur. Après l’affaire de Bruxelles, il est clair qu’il ne pourra pas trouver un emploi en France. Comme il n’est pas un bourgeois, cela va le conduire à exercer des métiers assez bizarres. Rimbaud est un pragmatique, c’est là où la légende romantique trouve sa butée. Imaginez un instant qu’on lui eût trouvé un emploi, secrétaire d’ambassade à Venise comme Rousseau, par exemple, il aurait accepté tout de suite. Que fait-il au Harar ? Amasser de l’argent et rêver d’un fils ingénieur… Je voudrais souligner aussi l’absence d’études sur son père - dont certaines chronologies ne mentionnent même pas la mort. Cela attire l’attention sur le culte matriarcal des poètes français et au-delà. Dans Studio j’évoquais également la mère de Hölderlin. Le sujet mériterait une histoire à part entière.

Il faut être sensible à cette situation historique étrange, surtout dans l’histoire du pays, le « coinçage dix-neuviémiste » qui s’opère là. C’est le « dix-neuvième siècle à travers les âges » pour reprendre le titre du livre de Philippe Muray, un très bon titre, avec une résonance politique… Il faut donc reprendre tout cela et voir ce que cela donne de nos jours.

Qu’est-ce qui constitue, selon vous, la modernité de Rimbaud aujourd’hui ?

Philippe Sollers : Je ne sais plus combien j’ai d’éditions d’Illuminations - pour disposer de typographies différentes. À chacune, j’ai l’impression de les lire pour la première fois, ce qui ne m’arrive pas souvent, estimant être un lecteur attentif. À ce point, il n’existe pas d’équivalent. Il s’opère un mutation de la langue parfaitement ouverte à des expériences nouvelles. Même Une saison en enfer : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul. » C’est l’écrivain métaphysique. Certains veulent lire Rimbaud sans prendre en compte les Écritures, comme Breton, c’est imbécile, « Rimbaud m’a trompé »… Pour reprendre ma première réponse, je conseillerais à ce « quelqu’un » de se renseigner sur la religion dont Rimbaud est issu. pour savoir de quoi on parle. sans vouloir le christianiser mais pour pouvoir le lire de tous les côtés à la fois et montrer que ça fait délirer tout le monde dans un sens ou dans l’autre, qu’il faut apprécier… Ça impressionne. Alors, on s’efforce de recouvrir ça, légendairement, sexuellement…

Le dossier « Rimbaud » est ancien et il ne fait que commencer à s’ouvrir. Il faut attendre 1912 et c’est Claudel qui s’en occupe. Il lit et ça le renverse. Claudel le compare à Pascal, ce qui a sa vérité comme trace brûlante et le français ramassé à un point très rarement atteint. Il est une oreille très sûre, qu’il a beaucoup boursouflée par la suite. Les surréalistes sont passés par Lautréamont sans comprendre ce qui s’est passé avec Poésies (1871-1872). c’est une expérience de liberté supérieure à chaque fois. N’oubliez pas non plus qu’il n’est pas devenu fou, loin de là et tout au contraire. Une des phrases les plus énigmatiques d’Une saison… et qui mériterait d’être creusée est :« Je tiens le système. » Il l’écrit à-propos de la folie, précisément. « Se libérer de la poésie » par l’expérience elle-même… Encore une fois : qui l’a lu ?

Dans l’Étoile des amants (2002), j’ai réalisé plusieurs expériences afin de montrer qu’en condensant des textes très anciens, sanscrits ou chinois, et d’autres récents, modernes, sans montrer les noms de leurs auteurs, vous avez l’impression que le même homme a écrit l’ensemble. Ce ne sont pas des citations, je les appelle des « preuves ». Cette dimension qui, à mon grand regret, n’a convaincu personne, est pourtant du plus grand intérêt. La forme romanesque qui permet de mettre en scène cela est possible si l’on prête attentions à ces fulgurances, à ces ouvertures… C’est très beau et c’est de la pensée, voir la Lettre du voyant : « Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. »

La poésie pense et beaucoup plus qu’on ne le croît, et les philosophes en général, hormis ce nom maudit de Heidegger et ce qu’il a écrit sur Nietzsche et Hölderlin… J’ai prononcé un jour une conférence sur « Rimbaud et Nietzsche ». Je pense avoir été strict. S’agissant de la même expérience de rapprochement de « preuves », on ne peut reconnaître lequel des deux a dit quoi. 1873 pour l’un, 1882 pour le second : il s’est passé quelque chose chez les deux, de l’ordre de la mutation. On sent bien que dans cette expérience-là, il s’agit de quelque chose qui dépasse, et de loin, les catégories artificielles dans lesquelles on a essayé d’enfermer le concept dit « homme ». Cela demande de la persévérance…
On vit avec des textes pas du tout sacrés mais qui, à chaque fois, ouvrent un horizon de liberté illimitée. La chose me semble nécessaire dans la résignation en cours et la dévastation générale, qu’elle soit de droite ou de gauche…

Qui dit poésie dit rythme et chez Rimbaud, rythme ne dit-il pas musique ? Le mot vient souvent sous sa plume tout au long de ses textes. Ainsi dans Illuminations : « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour »…

Philippe Sollers : Essayez d’apprendre Rimbaud par coeur, ce n’est pas si simple : « J’ai embrassé l’aube d’été » et la suite. Tout cela est d’une extraordinaire perfection musicale : Si vous vous reportez au splendide Génie qui clôt Illuminations : « Son jour ! l’abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense. » Cette poésie est une grande propositon rythmée qui donne à penser de manière nouvelle. Il y a une nouvelle raison, il y a un nouvel amour : la question est essentiellement musicale et cela m’intéresse prodigieusement. Pourquoi ? Parce que les Français ont un rapport misérable avec la musique. Vous me direz que la planète tout entière ne s’écoute plus, tant elle bavarde. « Le français est la langue du diable », dit Mozart, alors que s’opère un tournant musical, une tempête admirable au XVIIe siècle qui retombe et est punie au XIXe. Les surréalistes n’étaient pas doués pour la musique. Les Français se débrouillent mieux avec la peinture. « J’ai connu dans le Nord toutes les femmes des peintres »…

Entretien réalisé par Michel Guilloux

Article paru le 20 octobre 2004 dans L’humanité 

 



 

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