PHILIPPE SOLLERS

Chateaubriand à jamais

 

Comment juger un grand livre au moment de sa parution ? Personne ne l'attend, il vient de loin, des années de travail et de fermentation. Il prend l'actualité à contre-pied, ouvre à nouveau l'Histoire, dénoue des questions figées.

 Il bouscule les académismes et les pseudo-modernités, il respire à l'air libre. Tel est le monument pluriel que Marc Fumaroli vient de dresser à la gloire de Chateaubriand.

Vous ne vous attendiez pas à la résurrection de cet enchanteur-emmerdeur sur la tombe duquel, à en croire Simone de Beauvoir, le jeune Sartre est allé un jour pisser pour fonder son empire ? Vous trouvez Chateaubriand dépassé, réactionnaire, démoralisant, fâcheusement musical ? Je sais, le livre de Marc Fumaroli fait 800 pages, et il faut le lire. Vous n'avez pas le temps, le passé vous rebute, vous vivez au jour le jour en vous défiant des morts ? Tant pis, c'est comme ça, il y a un feu d'enfer dans la bibliothèque profonde. On murmure, ces temps-ci, que la France tombe. Qu'elle lise ou relise donc, pour voir, les Mémoires d'outre-tombe.

Plusieurs livres en un seul, voilà une générosité folle, raison pour laquelle Fumaroli, dans une société de mesquinerie généralisée, doit s'attendre à une réception superficielle, ignorante, pincée, polie, chichiteuse. Que vient faire cette tête de Méduse parmi nous ? Pourquoi rapprocher la question de la Poésie de celle de la Terreur, comme s'il s'agissait d'une même substance physiologique ? Quoi, encore les questions qui fâchent ? La Révolution, Napoléon, la République, le génie du christianisme, la guerre civile interminable, la réconciliation impossible ? Ne vaut-il pas mieux survivre et dormir ?

Mais voilà, et Fumaroli le montre vague après vague, Chateaubriand est le carrefour crucial de l'histoire de France, comme de celle de l'Europe et du monde. Marx était contournable, Rome et la démocratie sont toujours là, quoi qu'en pensent les éradicateurs de tous bords. L'Histoire est loin d'être finie, elle tourne, se retourne, se métamorphose, "sa transformation enveloppe la transformation universelle". Chateaubriand : l'homme des mutations à travers une fidélité stricte. Il a connu la pauvreté, l'exil, les grands voyages, il a découvert pour nous une autre dimension du Temps. C'est un écrivain ? Mais oui, et l'un des plus grands par sa volonté de rassemblement du passé et son influence sur l'avenir.

En amont : Homère, Virgile, Dante, Le Tasse, Shakespeare, Milton, Rousseau, Byron. En aval : son neveu Tocqueville, Balzac, Hugo, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Proust, Céline. A la recherche du temps perdu ? Couleur Chateaubriand. Une saison en enfer? Impossible sans Chateaubriand . "Je suis réellement d'outre-tombe", dit Rimbaud, qui a lu tout ce qu'il fallait lire. De sorte qu'on a envie, pour Chateaubriand, de reprendre ce qu'il note lui-même à propos de Bossuet : "Il change de temps et de place à son gré ; il passe avec la rapidité et la majesté des siècles. (...) Il élève ses lamentations prophétiques à travers la poudre et les débris du genre humain." Ecriture profane, écriture sacrée : les Mémoires, pour la première fois en français, réalisent cet alliage et cette transmutation improbable.

La solitude, l'étrangeté à soi et aux événements, la révélation de la terreur sous forme de têtes tranchées, le long duel symbolique avec Bonaparte, la politique nationale et internationale, l'échec de la Restauration libérale, les passions féminines, la foi, l'écriture par-delà le temps et la mort, le retrait inspiré... Qui dit mieux, plus contradictoire, plus ample ?

Chateaubriand n'est pas un opportuniste d'Ancien Régime, ni un contre-révolutionnaire passéiste. Ce n'est pas non plus "un grand paon", comme l'a dit, un peu bêtement, Julien Gracq. Il n'a rien à voir avec Talleyrand, qui aura passé sa vie à "changer de maître comme on change de domestique". Talleyrand et Fouché entrant chez Louis XVIII pour reprendre du service, telle est la "vision infernale" : "Tout à coup, une porte s'ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le crime." Quelle phrase, quelle scansion. Chateaubriand vient de Rousseau, bien sûr, mais rien à faire : il reste catholique, pécheur et papiste.

Fumaroli, dans un chapitre ébouriffant, le montre poursuivant sans cesse une "sylphide" dont les prénoms seront, tour à tour, Pauline, Delphine, Natalie, Claire, Hortense (sans oublier Charlotte, en Angleterre, qu'il n'épousera pas puisqu'il est déjà marié). Et Juliette, enfin (Récamier), muse et protectrice de ses vieux jours. Son enfance bretonne à château le nourrit sans cesse, et comment ne pas savoir immédiatement que c'est lui en lisant par exemple ce coup d'archet : "Les jours d'orage, en été, je montais au haut de la grosse tour de l'ouest" ? C'est un corps sensible, un royaume (sur terre, dans le ciel). Le royaume n'est pas le roi ni l'idée monarchique : il s'agit plutôt, dit Fumaroli, d'une "poésie tacite" que la violence sanglante ou corruptrice fait surgir comme une vision. Cette vision persiste à travers les bruits, les fureurs et les fastes de l'Empire (Napoléon, "empereur des parvenus", n'en est pas moins l'esprit du monde aperçu par Hegel à Iéna, d'où ce jugement de Chateaubriand : "Après Napoléon, néant").

Portraits, descriptions (l'incroyable récit de la retraite de Russie), retours en arrière, déploiement de l'Histoire : vous ouvrez les Mémoires, vous n'en sortez plus. Fumaroli a raison de parler de "voyance polyédrique", de "cubisme", de "réel à plusieurs faces, à perspectives multiples, à temps superposés". C'est une voix qui chante et semble venir d'une région inconnue : le papier, l'encre, la lenteur, le vent, l'orage, l'Amérique, Jérusalem, les salons, les ministères, Londres, Rome, Venise, la Trappe (La Vie de Rancé).

Chateaubriand ou la noblesse de l'histoire : "La rapidité des fortunes, la vulgarité des mœurs, la promptitude de l'élévation et de l'abaissement des personnages modernes, ôtera, je le crains, à notre temps, une partie de la noblesse de l'histoire." Sans commentaire. Celui-ci, pourtant, à propos des Français, "dogmatiquement amoureux du niveau" : "Ils n'aiment pas la liberté, l'égalité seule est leur idole. Or l'égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes."

Faut-il rouvrir un instant le musée des horreurs du XXe siècle pour prouver la justesse d'une telle appréciation ? L'affaire est jugée mais elle peut continuer sous d'autres formes, il suffira de savoir écouter. Chateaubriand est un fanatique de la liberté, là est la surprise. La conséquence logique est la solitude, mais aussi la victoire posthume. Pas de précipitation, des milliers de pages entassées près de son lit de mort dans des caisses de bois. Rejeté par le parti de l'ordre ("J'aimais trop la liberté") comme par celui issu du jacobinisme ("Je détestais trop le crime"), il ne reste à Chateaubriand, la plume à la main qu'il confond avec le crucifix, que des "semences d'éternité". La France, après la Terreur et l'Empire, était devenue un immense commissariat (Fouché, "cerveau de la première police politique secrète"). Bonaparte, en Egypte, feignait, contre Rome, d'être musulman, d'où cette notation qui prend de nos jours une portée savoureuse : "Comme Mahomet avec le glaive et le Coran, nous allions l'épée dans une main, les droits de l'homme dans l'autre." Rien de très nouveau sous le soleil, donc. Si, pourtant : on peut imaginer une Terreur par anesthésie générale et ablation chirurgicale de la poésie. Opération en cours. Conclusion : "Il est pour les hommes des vérités cachées dans la profondeur du temps ; elles ne se manifestent qu'à l'aide des siècles, comme il y a des étoiles si éloignées de la Terre que leur lumière n'est pas encore parvenue jusqu'à nous."

 

 Philippe Sollers

 

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